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Seriatim 3 - [in "Seriatim"]
Seriatim 3 - Le train arrive... (Patrick Cintas)
![]() oOo Le train arrive. Personne ! RÍO Fallait s’attendre à… BLANCO Nous ne le dirons jamais assez. RÍO Personne ! BLANCO Toi aussi ! RÍO Qui attendons-nous ? BLANCO Il va repartir… Dieu sait où. RÍO Hausse les épaules Jetons un œil… Personne… BLANCO Qu’est-ce que je disais… ? (sur la pointe des pieds) Les ennemis de la pensée… ministres, députés, Juges et avocats, curés, imams, rabbins, bah ! RÍO Tu oublies le populo. BLANCO Je n’oublie rien, hélas ! Toute ma jeunesse partie En fumée / temps perdu À jamais / nous ne revenons Plus / mais nous attendons / personne ne descend / Le quai et nous / toi et moi / et je ne sais quoi de triste / comme si la mauvaise herbe Avait envahi le vieux jardin Où nous avons connu la joie De posséder le lendemain / Imagine l’attente maintenant / les bruits du voyage / les feux De route / l’agitation rouge / « sais-tu ce que nous possédons ? » Entre ce que nous sommes Et ce que les autres pensent De nous :: : cette possession Sans visage / nommons-là ! Mais où trouver la première Rencontre ? / ces jambes nues Dans les herbes folles / n’oubliez Pas la masse qu’il faut fendre Pour oublier la forêt natale / Réalité réduite à l’actualité / d’écran en écran au lieu De port en port / rien à voir Ni à cirer / un peu de lyrisme Au coin des lèvres :: : une île Qui ne revient pas / cette eau Qui sert de frontière / à l’heure Le train de midi / mais personne Ne descend / ni l’inconnu ni toi / « nous aurons des conversations » Mais à propos de quoi ? / le quai Ne se visite pas comme un château Appartenant aux meilleurs moments De l’Histoire / « t’as lu le livre ? / Je ne sais même plus qui tu es ! RÍO Ah bravo ! On entend des bruits de moteur, Des glissements, des heurts, des cris, Des enfants qui ne veulent pas ou plus, Des chants passés de mode, des canons. (consultant sa montre) Au moins il est à l’heure. Toujours ça de gagné… BLANCO Furieux, menaçant Mais gagné sur quoi, nom de Dieu ! RÍO Encore lui ! BLANCO Cherchant autour de lui Qui ça « lui » ? Tu vois quelqu’un, toi ? Il n’y a personne parce que Personne n’est descendu ! Qui descend si ce n’est pas Son point de chute ? Personne ! Mais tu le sais déjà ! Personne C’est personne ! Personne d’autre ! Ni toi, ni moi ! (tragique) Nous sommes seuls… RÍO Amusé Le train est bondé ! Plus de place libre ! On ne monte pas ! On ne descend pas ! On repart et « rien n’a Eu lieu que le lieu ! » (blasé) Comme si on ne le savait pas… BLANCO Ils arrivent… Je les sens… RÍO Humant Tu les entends. Il n’y a rien à sentir ici. BLANCO Anosmie. RÍO Agueusie. BLANCO Et tout ce qui s’ensuit ! On connaît la chanson. Donne deux coups de sifflet ! Comme : « Ti-rez ! » / trois Et tout recommence « re-cu-lez » RÍO Ils arrivent, les uns et les autres ! Il fallait que ça arrive / ils prennent La place et on ne sait plus qui on est, Ni ce qu’on possède ni même ô malheur Ce qu’ils pensent de nous / et quand Je dis malheur je ne dis pas autre chose ! BLANCO Siffle donc ! Agite le blanc ! Qu’on en finisse avec ce numéro ! RÍO Mais je ne suis pas chef de gare ! BLANCO Alors partons ! Quittons ces lieux Avant de se faire écraser par leurs Décors / lève les yeux dans les tringles, Río ! Et vois ce que je vois mieux que toi ! RÍO Comme si nous étions si différents l’un De l’autre ! (dépité) Tu veux toujours En savoir plus que moi. BLANCO J’en sais plus que toi. RÍO Je ne le savais pas. BLANCO Donne l’ordre de tirer ! Puitt ! Puitt ! et c’est fini ! On n’en parle plus jusqu’à La prochaine / nous reviendrons Avec le soleil / train de midi Toujours à l’heure / plus de champs Pour surveiller la méridienne / Plus de poésie à engranger / Ses jambes nues dans le blé en herbe / Puitt ! Puitt ! « tu as lu le livre que je t’ai donné pour que tu le lises ? » Il faut en finir avec la chanson / Et achever ce qu’on a commencé À penser RÍO pensif Je vois… BLANCO Tu ne vois rien. RÍO Je vois ce que je vois ! BLANCO Tu n’as jamais rien vu. RÍO Déterminé Un jour je prendrai le train Au lieu de l’attendre, inutilement, inutilement. BLANCO Triomphant Qu’est-ce que je te disais ? RÍO Tu ne disais rien ! Tu attendais comme moi. Ne me prends pas pour Ce que je ne suis pas / Ne t’imagine pas que je possède Ce qui t’appartient et fiche-moi la paix Au lieu au lieu de faire de moi une idée Que je n’ai pas ! BLANCO Ses jambes nues dans le sainfoin… RÍO C’était du blé et il était en herbe… Ce qui nous fait remonter à…. (réfléchit) Je ne me souviens pas… Tu as oublié la mémoire Dans ton eudémonologie. BLANCO Je n’ai rien oublié… Elle avait promis de venir Pour ne pas rater le Carnaval. Le train est à l’heure, pas elle ! RÍO Tu aurais pu en choisir une de fidèle ! Mais tu n’as pas le sens de la mémoire. Tu oublies jusqu’à ce que tu es, tu meurs Un peu plus chaque jour / voici le quai De ta disparition définitive / ni fuite Ni voyage / le temps d’un éclair À la mesure du temps. BLANCO Nostalgique Nous avons connu de bons moments… RÍO Toi et moi… ? BLANCO Non ! Elle et moi… là-bas… RÍO Mais tu n’y es jamais allé ! BLANCO Irrité et pédagogue Parce que le train vient d’où elle est ! Et il repart où elle ne sera jamais ! RÍO À moins qu’elle n’en descende pas… (ironique) Elle ne voyage jamais seule… BLANCO Elle était seule dans le pré. RÍO C’était un champ de blé… en herbe. Les bruits se rapprochent. Il y a un ténor parmi eux. Nous allons avoir droit à une aria… BLANCO Elle est mezzo soprano. RÍO Tendant l’oreille Elle avait dit « avec le train »… BLANCO Elle a changé d’avis, voilà tout. Maintenant, je veux dire aujourd’hui, Elle vient avec eux… RÍO Mais tu ne sais même pas qui ils sont ! BLANCO Elle le sait, elle. Je vois déjà ses jambes Dans les herbes du quai… RÍO … où il ne pousse rien ! BLANCO C’est ici qu’ils joueront. Je n’y avais pas pensé. L’idée est bonne, je crois. Le train servira de fond, Immobile et frémissant. Le quai sera parallèle Aux feux de la rampe. Tu serviras de souffleur. Moi, je descends dans la fosse. On m’attend : mille instruments ! (cherchant) Ma baguette ! Où est ma baguette ? RÍO Celle en ébène à pommeau d’ivoire Ou la baguette de coudrier de ton père ? (il rit aux éclats) BLANCO Moque-toi ! Moque-toi tant que tu veux ! Moi je descends dans la fosse, il est temps ! Avec ou sans baguette ! RÍO Hilare Et sans queue de pie ! BLANCO Dis-lui que je l’aime ! RÍO Mais je l’aime moi aussi ! BLANCO Fais donc frémir le train si ça te chante ! Il disparaît dans la fosse en disant « plouf ! » Río se frotte les côtes parce qu’il a froid. On entend aussi le vent, les arbres, les ailes Des oiseaux, des moulins, les pies voleuses. RÍO Quel onaniste celui-là ! Moi je dis que c’était le blé Et sa première apparition À ras de terre / les jambes Oui il y avait ses jambes Mais surtout sa voix car Elle parlait pour ne rien dire. (il rit en frissonnant de plus belle) Il fait froid ! On ne fait pas de feu Sur les quais de gare / jamais vu ça Même au cinéma / le vendeur du buffet Ne pousse pas sa cariole tintinnabulante Et aucune odeur de café ne titille mon nez / j’ai souvent été seul sur le quai, à attendre Qu’il se passe quelque chose d’inattendu / Mais là, j’attends, j’attends qu’ils arrivent, Je sais qu’ils arrivent et je sais aussi comment Ça se passe une fois qu’ils sont là, misère ! (crispé) Moi aussi je l’aime ! Toujours aimée autant Qu’il m’en souvienne / d’ailleurs je ne me souviens Que de ça / j’ai oublié les bombes atomiques Et la faim dans le monde / oublié la morale De Kropotkine et les spéculations de Hawking / même la plage s’est absentée / les méduses Mortes dans les galets / les épaves, les plumes, Les nœuds de marine, la vase de la baie, la mort Du voisin, les conséquences de l’immigration Sur mon comportement, l’Histoire racontée Aux enfants et à leurs jouets / j’y étais ! Et j’y suis encore ! La fosse n’est pas pour moi ! Ni rythme ni eau de source / peut-être encore Le rossignol / l’ombre d’une fontaine peut-être / les traces, oui, et les petits matins brumeux Avant la nuit :: : je sais ce qui se passe une fois Qu’ils sont là :: : shakespeariens avec ou sans Royaume / prenant toute la place, et le temps, Et l’écriture de la voix et les noms qu’elle porte :: : je sais avant toute chose à venir et à faire / Il y a des instruments parmi eux. Et des objets roulant sur cerclage d’acier. Des enfants qui veulent « tout savoir et rien payer ». « nous sommes ce que la terre voudra que nous soyons un jour » Qui n’a pas peur de l’enfance ? À moins de la désirer par plaisir. Mais on ne les voit pas encore. Río porte sa main en visière, Essoufflé comme s’il venait de courir Après eux, maintenant immobile au bord du quai, Contre la paroi grise du train aux fenêtres closes. Pas un visage là derrière, pas une promesse, Regrette-t-il en aspirant l’air glacé de l’hiver. On dirait qu’il va geler sur place. Il essaie de lire la conversation avec une momie, Mais ses doigts sont paralysés, blancs et douloureux, Et son souffle ne vient pas de l’intérieur, Il le sait comme il l’a toujours su. Par terre, en bordure du quai, On voit les traces de la cariole Du marchand ambulant Qui n’est pas venu Parce qu’il savait Que personne ne descendrait du train. Il aurait dit (s’il avait été là) : « Ce n’est pas le jour. Je veux dire : c’est le jour. » Río n’a pas de cigarette ce jour-là. Il n’a rien à manger et il s’ennuie. Il dit : « Il faut à tout prix Inventer un nouveau théâtre. Les ennemis de la pensée Sont en train de bouffer l’espace Et ce qu’il contient. Vive Kropotkine Mais n’oublions pas que le populo Est aussi un ennemi de la pensée. » UNE VOIX Quelque part Fasciste ! RÍO Ce qu’on attend n’arrive pas Et ce qui arrive n’attend pas ! Il gratte la surface du train. Quel est le décor qui résiste à l’ongle de l’enfermé ? Il attend une réponse, puis : Mon expérience du théâtre Me dit que le comédien Qui joue l’enfermement Prend soin de son décor. Il attend une réfutation, puis : Ce quatrain mérite mieux que le silence. Mais bientôt on ne s’entendra plus. Autant en profiter pour se contredire. Il attend un geste, puis : Nous ne sommes Jamais aussi seuls Que sur la scène… Il attend la musique, mais : Nous n’avons rien perdu De notre sens du spectacle. Ce qui doit arriver arrive Comme le cheveu dans la soupe. Il attend, attend : Elle me manque. Je ne l’ai pas inventée. Je l’ai trouvée. Tout le monde trouve. Ou ne trouve pas. N’est pas inventeur qui veut. Coups de tampons dans les coulisses côté cour. Le train se déplace sensiblement vers sa destination. Pas un cri, pas une réclamation, Dedans tout le monde se tait, Sans visages à la fenêtre, Sans tirer la chasse, Rien pour dire quelque chose Qui pourrait constituer Un début de conversation. Río allume une cigarette imaginaire Et rejette une fumée qui n’existe Que dans sa pensée. Il n’a rien pour s’élever à la hauteur des fenêtres. Le quai est dépourvu d’objets. Jamais je n’ai vu un quai aussi vide, Aussi désert, aussi conçu pour la solitude ! Et pourtant « je confesse que j’ai vécu » / mais qui n’a pas quelque chose à dire Si le temps le permet ? Dehors comme dedans. En surface comme en Profondeur ? Personne. Personne à l’horizon. Personne n’est venu Dans l’intention de descendre, Des fois qu’il y aurait Quelque chose à dire Ou à redire (on ne sait jamais)
(affolé) Qu’est-ce qui s’en est allé ? La fosse est muette muette Est la fosse il s’appelait Blanco Et il est parti jouer de la musique Avec les autres de son espèce Je suis le seul héros de la tragédie Qui se joue sans se jouer en vrai Devant un parterre de nationalistes Que la Municipalité et l’Université Vomissent dans la rue qui croise D’autres rues aux vitrines pensées Pour redonner du baume au cœur. Qu’est-ce qui s’en est allé ? Le train frémit encore. Grincement des aciers. Souffles pneumatiques. Des mains collées aux vitres. Le quai tremble de toutes ses feuilles. Quel onanisme ! Ça me tue ! (il fouille dans ses poches) Rien à fumer ! Ni à croquer ! L’enfance n’est pas la seule À s’en aller / il y a autre chose :: : quelque chose qui me fuit / et ce n’est pas non plus Ce que je sais de toi / c’est Autre chose :: : que je ne Connais pas / comme j’ai Connu ce que je sais de moi Imagine le personnage : ses tissus, le noir De ses yeux, la blancheur des mains, le jet De sang ou de vin à l’oblique de l’ombre :: : Rien à voir avec l’angoisse ! C’est une douleur Physique / purement physique ! La douleur Que seul le corps peut reconnaître comme sienne ! Le train avance péniblement vers le jardin. Il paraît d’ores et déjà interminable. On s’attend à ce qu’il ne cesse pas De se mouvoir dans ce sens, la cour Régurgitant ses wagons de vitres bleues. Étincelles des caténaires et des sabots. Elles retombent sur le quai où Río sautille Pour les éviter :: : bun grad sans musique :: : rien que la torsion d’acier sur les rails, Tampons frottés l’un contre l’autre, « où suis-je ? » fait-il comme s’il revenait de loin. Tiens ! Un mégot. Il est encore vif. Quel bonheur quand je n’avais pas d’allumettes ! On ne sait jamais où on met les pieds. J’ai les bonnes chaussures. Un deux / un deux trois quatre ! Je progresse. Ard ! Quel bruit ce train et cette foule qui arrive ! On ne s’entend plus… heu… penser… versifier… oui… versifions avant d’en penser quelque chose… les choses nous fuient… il ne restera plus rien… on aura beau laisser quelque chose, rien n’aura lieu… d’ailleurs je suis ce visiteur… ô pyramides ! ma cavurne ! l’épaisseur de mon manuscrit ! les choses qui changent de main… celles qui finissent leur existence dans la poubelle… tout le monde y pense, disant : « si j’avais su, j’aurais appris à écrire avant d’écrire » / (jette le mégot) Un autre ! ou la trace d’un sandwich dans les plis d’un papier ! et pourquoi pas : le coin déchiré d’une photographie. Sifflet.
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