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La souciance
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 Article publié le 31 janvier 2021.

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Il n’y avait plus en lui ni préoccupation de l’avenir, ni méditation du passé, ni souciance du présent (Las Cases,Mémor. Ste-Hélène, t. 2, 1823, p. 235).

 

Souciance… Ce bel hapax trouvé dans les Mémoires de Sainte Hélène de Las Cases est somme tout très inspirant. Il dit un état de notre monde.

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Régulièrement des termes scientifiques entrent dans le langage courant à titre de métaphores et contribuent ainsi à faire du discours un double jeu qui manie et l’image et le concept galvaudé.

Il y a une quarantaine d’années, nous avons eu droit à l’usage courant du mot osmose. Un homme et une femme se devaient, dans leur couple, de créer entre eux une sorte d’osmose. Echange de flux et de bonnes vibrations censé aboutir à une homéostasie, si je comprends bien !

Scientificité ou technicité.

Les termes techniques n’échappent pas à la banalisation. Ainsi tel parti politique peut être invité ces derniers temps à changer son logiciel.

Changer d’approche, revoir sa conception de l’action politique, proposer des solutions neuves et audacieuses, je comprends. Revoir son idéologie, la mettre au goût du jour, je peux comprendre aussi.

Logiciel, un mot fourre-tout pour conception du monde, idéologie, mode de pensée et d’action. La pensée n’est plus mécaniste-mécanisée mais digitale-numérique. C’est dans l’air du temps.

A cette mobilité oublieuse s’oppose la fixité de l’ADN, lorsque tel ou tel déclare publiquement, cela va sans dire, sur la chaîne Youtube ou plus classiquement sur une chaîne de radio ou de télé que ceci ou cela est dans l’ADN de telle ou telle organisation, tel ou tel courant de pensée, telle ou telle pratique artistiques, etc…

Dans l’ADN… comme si l’ADN était un réceptacle, alors qu’il est un système d’organisation du vivant qui, en se répliquant, fait des erreurs de codage qui peuvent être bénéfiques à tel ou tel organisme ou au contraire compromettre gravement sa viabilité à plus ou moins long terme.

Face à l’ampleur des données collectées, les sciences humaines tentent de sélectionner des variables pertinentes capables d’expliquer un phénomène social, économique ou culturel, sans jamais être en mesure de prévoir un choc économique, par exemple, ou un changement de paradigme dans l’approche d’un problème.

L’imprévisibilité est source d’inquiétude, cela va de soi. On mesure la scientificité d’un discours à sa capacité plus ou moins grande de prédictibilité. Peine perdue en sciences humaines.

Pas de normativité non plus pour elles.

Les linguistes ne trouvent rien à redire aux évolutions-involutions de la langue. Ils prennent acte des changements dans les manières de s’exprimer, le lexique, les tournures de phrase, sans jamais s’inquiéter des dégâts occasionnés sur la capacité à produire du sens. Certes, produire du sens est affaire d’échelle : tout dépend du domaine dans lequel va s’exercer une parole privée ou publique, professionnelle ou intime.

L’appauvrissement patent du langage journalistique tient autant à l’usage incorrect de termes mal maîtrisés, à l’usage du globish qu’à une organisation phrastique déficiente. La plupart ne maîtrisent plus les subordonnées relatives complexes : ils produisent un galimatias. Je me surprends souvent à traduire en français leurs propos tenus en français.

La puissance du Verbe n’a, ceci dit, jamais été aussi grande. Notre siècle produit un nombre considérable de narrations sous des formes aussi variées que le story telling d’une personnalité publique, les séries télé aux scenarii de plus en plus sophistiqués, les films (pour combien de temps encore ?), les documentaires et les docufictions.

S’il s’agit purement et simplement de rendre compte au jour le jour du monde dans lequel nous vivons tous contraints et forcés, il va de soi que parler les langages de ce monde paraît être une solution de bon sens : il répond à une sorte de besoin contradictoire d’immersion dans le réalisme le plus cru et de mise à distance narrative hérité du passé, en d’autres termes on peut tout dire, tout montrer, mettre en scène des abjections et créer des dialogues d’une grande banalité ou grossièreté, à condition que le paquet soit livré en images impeccablement tournées, avec des musiques d’ambiance, tout devant rappeler que « c’est pas pour de vrai », comme on disait dans mon enfance.

Jouer à se faire peur, mimer des horreurs, oui, c’est vieux comme le monde.

Il semblerait que, subrepticement-inconsciemment, notre temps louvoie entre des reliquats d’aristotélisme - susciter la crainte et la pitié à des fins purgatives : la fameuse catharsis ! - et une posture brechtienne qui se plaît à montrer des mécanismes de domination pour les démonter et les dénoncer.

La narration victimaire dans laquelle s’est embarquée notre époque est propice à cette illusion macabre qui consiste à vouloir croire et faire accroire que montrer des saloperies - oups, je prends mon pied en douce ! - aidera à une prise de conscience censée déboucher sur un slogan bien connu : Plus jamais ça !

Le diable se cache dans les détails.

Ce diable qu’il ne fallait pas même évoquer, fut un temps, de peur de l’invoquer. Le visiteur du soir a de beaux jours devant lui.

Aristote, Brecht et le diable des églises chrétiennes, autant de moments qui tendent à se conjuguer à l’heure actuelle tant dans la parole médiatique que dans les arts de l’image animée.

L’usage généralisé de termes euphémistiques dans le but de ne pas heurter les sensibilités, tout comme l’emploi malheureusement récurrent de cette cheville qu’est le mot quelque part, par exemple, relève de cette vieille crainte héritée du Moyen-Age chrétien : nommer les choses, c’est risquer de les faire advenir ; il faut s’en préserver en ne nommant pas ou bien en usant d’un terme qui adoucit la perception de faits inquiétants, angoissants ou révoltants, tous ressentis comme indésirables. 

Ne pas nommer ni montrer le diable, c’est se préserver du risque qu’il jaillisse de sa boîte et nous emporte tous. Cette pensée magique a beaucoup d’adeptes parmi nos « responsables » politique qui tentent toujours d’atténuer la charge virale - dans tous les sens de ce terme ! - de leurs propos qui se veulent lénifiants, rassurants et résolument optimistes.

Les propos alarmants-alarmistes, les mises en garde répétées sur tous les tons existent aussi, bien entendu, lorsqu’il s’agit de dénoncer un conflit armé (doux euphémisme !), dit plus crûment, une guerre et ses conséquences ou bien encore les atrocités commises par un régime autoritaire ou dictatorial sanguinaire, par exemple.

La souciance écologique de notre temps - pollutions de tous ordres et changement climatique - est riche en propos alarmistes et comminatoires. Le public est invité à regarder les choses en face, à ne pas se voiler la face, à réformer ses habitudes de consommation et à faire pression sur les gouvernants pour que « les choses changent ».

Une certaine insouciance a fait long feu.

 

Jean-Michel Guyot

26 janvier 2021

 

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