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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe XVII

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 Article publié le 26 mars 2023.

oOo

Ça jasait dans le village. Les entrées et sorties du docteur Panglas dans et hors de la maison des Fouinard faisaient quotidiennement l’objet de commentaires les plus divers certes, mais répondant toujours à la question de savoir si madame Fouinard se limitait à louer une chambre au nouveau directeur de Sainte-* ou si les « choses » allaient, comme c’est d’ailleurs naturel, plus loin. Le docteur Fouinard n’ayant jamais atteint une popularité susceptible d’entretenir la complainte, il était rarement question de lui dans les conversations, excepté celles qui avaient pour sujet l’assassinat de ce pédophile de réputation, disait-on, internationale, lequel était, comme de juste, un étranger au pays et à la nation. Il m’arrivait de me mêler à ces entretiens, pourvu qu’ils fussent arrosés. Heureusement, je n’avais qu’un étage à monter pour retrouver ma propre paix des profondeurs. Je ne m’étonne pas que le cerveau, si sollicité à toute heure du jour et de la nuit sur des sujets peut-être inhomogènes, finisse dans la confusion tant mentale qu’intellectuelle. Nous ne laissons rien et pourtant, nous sommes tout, comme dit la chanson qui a si bien remplacé l’agnus dei en son temps. Je ne sais plus qui, philosophe sans doute, a prétendu que le roman de notre époque n’est autre que la somme de tous les romans contemporains, ce dont témoignent les nouvelles dispositions de la communication entre les hommes, la publicité motivant toutes les intrusions et autres injections endogènes. Par contre, si le roman du village est constitué par la masse des commentaires du forum (place du marché, salle d’attente des cabinets, cours des administrations, etc.), la lecture même s’en trouve compliquée par le manque de repères. Autant il est possible de saisir les grandes lignes d’une époque perçue comme telle, autant la saisie des données limitées au champ des passions locales n’a guère de chance d’aboutir à autre chose qu’à un divertissement feuilletonnesque ou sériel. Or, Roger Russel avait depuis longtemps cerné le sujet de son roman in progress, ce que n’avait pas même envisagé l’inconséquent Julien Magloire qui n’avait pas compris que l’intérêt de son propre personnage tenait à la mort d’Alfred Tulipe, qu’il l’eût assassiné ou pas. En son absence, car il luttait contre Priape dans un lit d’hôpital, nous étions maintenant quatre à nous réunir plusieurs fois par semaine, chez Clara Fouinard, dans la chambre même du docteur Panglas, tandis que la propriétaire des lieux se contentait de nous poser les mauvaises questions : le docteur Panglas, son collègue et subordonné Roger Russel, Sally Sabat et moi-même. Le docteur Fouinard, qui s’était invité sans avoir trouvé le moyen de passer les murailles de sa cellule, les connexions lui étant interdites, communiquait au parloir, en général avec Roger Russel qui était, je l’apprenais, lui aussi un transfuge du système judiciaire puisqu’il avait été avocat. Je me demandais, sans interroger personne, d’où venait le docteur Panglas, quel organisme l’avait nourri avant de le placer sous l’emprise de l’institution psychiatrique. Sally Sabat, dont la fonction à Sainte-* n’était pas aussi claire qu’elle le prétendait, portait les traces d’une autre vie qui l’avait changée au point qu’elle en avait été expulsée ; je ne voulais pas croire à un choix de sa part. Pendant nos assemblées secrètes, dont la tenue ne pouvait pas passer inaperçue, elle passait plus de temps en cuisine en compagnie de Clara qu’avec ces trois hommes dont un seul, moi-même, ne savait rien des charmes dont elle disposait depuis toujours, si j’en croyais ce que le docteur Panglas pouvait savoir d’elle sur la base d’un dossier illégalement conservé sur disque dur. Leurs apéritifs donnaient étrangement soif, mais elles ne buvaient pas. Comme l’hiver approchait, Roger s’était fortement énervé devant l’âtre dont le bûcher soigneusement disposé refusait pourtant de prendre feu. Pendant ce temps, le docteur Panglas faisait couiner la vanne d’un radiateur qui, d’un côté comme de l’autre, nous imposait les caprices d’une chaudière dont aucun de nous ne connaissait le fonctionnement. Le plombier, chauffagiste de métier, ne paraissait pas en savoir plus. Nous grelottions.

« Pour l’instant, dit Panglas, l’épaisseur de ce manuscrit interdit toute lecture intégrale. Jamais je n’en trouverais le temps ! Vous avez de l’avance sur moi…

— Certes, dit Roger Russel, mais vous avez l’avantage de visiter notre malade comme ça vous chante, ce qui n’est pas un mince avantage…

— Est-ce ma faute si vous passez le plus clair de vos loisirs en compagnie de Fouinard ?

— Maître Lokas prétend avoir besoin de moi… J’associe en effet toutes les qualités du coroner : je suis docteur en droit et en médecine, spécialiste de la maladie mentale.

— Fouinard est-il fou ? (ayant baissé sa grosse voix de placier)

— On devrait le considérer comme un justicier ! Mais la rumeur locale s’en tient à d’autres apparences et la mort de Pedro Phile passe après celle d’Alfred Tulipe qui revient hanter les esprits. Personne, jusque-là, n’avait fait aucun lien entre Julien (Magloire…) et Fouinard. Tout le monde sait ce que personne ne sait. Mais ce n’est pas le sujet de mon roman…

— …qui est aussi le nôtre ! Ne l’oubliez pas, cher ami et…

— Mais je n’oublie rien ! À condition que vous demeuriez ce que je vous demande d’être : des sources d’information, Frank relevant d’un autre statut, car il est le seul d’entre nous à avoir été flic.

— Nous ne savons pas ce que vous avez été, docteur… dis-je sans croiser le regard perplexe de Panglas.

— Mais ce que je suis, jeune homme ! Je n’ai jamais été autre chose. Vous me… soupçonnez, Frank… ?

— Vous ne vous y prenez pas autrement à mon égard en racontant à qui veut l’entendre que je suis… un flic en mission ! Comme si… Comme si je n’avais que ça à faire !

— Bon ! Bon ! Je ne dirais plus rien… Mais n’allez pas vous-même imaginer à mon propos des choses qui n’ont aucun rapport avec la réalité !

— En tout cas je les garde pour moi… Je me demande d’ailleurs comment elles sont venues à vos oreilles… docteur !

— Vous parlez dans votre sommeil, Frank ! »

Cette réplique provoqua un rire général. Je ne me privai pas de l’alimenter encore par l’exécution de quelques clowneries qui n’étaient pas vraiment du goût de Sally Sabat, elle dont le passé demeurait aussi opaque que l’ombre qui ne reçoit pas la lumière biaisée des reflets. Elle hoquetait au lieu de rire ce qui, vu son âge, pouvait devenir la source d’une autre inquiétude. Mais on ne couche pas avec sa mère, sauf en cas de viol, et quel qu’en soit l’initiateur. Roger poussa la brouette dans un coin du salon. Quel grincement sinistre ! Le feu ayant enfin pris, nous nous étions rapprochés de son foyer de brique et de fonte aux ornements cynégétiques. Seule Clara restait à l’écart, mais sans son tricot planté d’aiguilles, lequel se répandait dans le coussin rapiécé d’un fauteuil que personne n’osait occuper. Au départ, l’idée était de Roger Russel. Elle lui appartenait de droit. Et il s’y connaissait en la matière, autant qu’il en savait peut-être trop sur celle qui formait la substance et la structure du futur roman dont la brouette témoignait qu’il prenait des proportions pychonesques. Que fallait-il craindre maintenant que l’affaire était lancée et qu’elle ne reposait plus seulement sur l’entente que Roger avait su inventer au plus près de ce que représentait Julien Magloire non pas comme l’écrivain qu’il voulait être et imposer par la voie de la publication, mais sur l’ajout, à intervalle non mesuré, de collaborateurs qu’une mauvaise maîtrise de la discrétion avait infligés à l’ensemble initialement conçu pour devenir la source et l’atelier d’un roman à la fois nouveau et respectueux des traditions narratives les mieux partagées ? Mais qui donc était l’auteur de ces indiscrétions ? Julien ou Roger ? Ou bien, comme le soupçonnait le docteur Panglas, n’étais-je qu’un flic infiltré avec pour mission de démasquer on ne savait quel complot ou processus criminel ? Comment expliquais-je ma présence en ces lieux autrement que par une prétendue nostalgie des origines génétiques ? Le docteur Panglas ne croyait pas à ce qu’il appelait mon « histoire ». D’après lui, je ne m’intéressais nullement au sort sanitaire de Julien Magloire ni même à l’ambition démesurée du docteur Russel. Rien à voir, toujours d’après lui, avec les trafics pédophiles auxquels le docteur Fouinard était mêlé de près ou de loin. « Mais saperlipopette ! grogna-t-il dans l’oreille de Roger (comme me le rapporta Sally) Ce type a un projet en tête. Et celui-ci n’a rien à voir avec nos préoccupations de simples mortels en proie à l’ennui ou à l’angoisse… Qu’en pensez-vous, mon cher Roger… ?

— Sans lui, je n’aurais pas eu accès au dossier que Fouinard entretient depuis vingt ans sur le dos de ce pauvre Julien (Magloire…). Mais il paraît que vous en avez changé la clé…

— À la demande de Fouinard ! Et seulement à sa demande ! Par esprit de fraternité hippocratique ! Je me suis ainsi rendu complice de son crime… Oh ! Pauvre de moi !

— N’en avez-vous pas conservé un double… ? Maintenant que nous sommes… associés…

— Si le Parquet ou je ne sais quelle autorité en vigueur ordonnait une perquisition dans mon bureau, qui a donc été celui de mon prédécesseur, les agents chargés de cette honteuse mission se verraient dans l’obligation de forcer la serrure, ce qui déclencherait une alarme dont le système est connecté à un cyberespace, si j’ai bien compris !

— Mais où sont ces clés… ? Pas en cellule, je pense… Il est régulièrement fouillé. Une clé peut servir à ouvrir les veines, si je ne m’abuse… À qui avez-vous confié ces précieux objets ? Nous sommes… dans l’impasse sinon… Julien étant à l’article de la mort et Fouinard sur le point de perdre la raison… Frank n’y connaît rien en système de sécurité. Ni vous ni moi…

— Demandez à Sally… Je n’ai couché qu’une fois avec elle. Encore qu’il s’agisse là d’une façon de parler, car nous étions debout, pas même à poil ! Elle avait posé ses fesses sur le couvercle sécurisé de ce maudit classeur qui est censé m’appartenir… C’est du moins ce que j’ai déclaré au gendarme qui me posait la question ! C’est écrit maintenant, vous comprenez ? Comment revenir sur cette déclaration mensongère qui me rend complice d’un fait d’assassinat ?

— Nous parlions de Sally…

— Chut… Elle nous écoute… Elle est en train de se lier avec ce flic déguisé en auxiliaire psychiatrique… Vous verrez que ça me retombera dessus ! Vous ne savez pas ce que j’ai dû subir de la part de mon ex épouse ! Avez-vous été marié, mon cher Roger… ? Elles ne pensent qu’à elles. Et à ce qu’elles pondent. Vous n’avez servi que de… Ah ! Pas même le plaisir ! J’ai perdu connaissance avant même d’éjaculer… Quand je suis revenu à moi, elle me tapotait les joues sans violence, comme si elle craignait de laisser des traces ! Je me suis alors demandé si je ne venais pas de lui faire un enfant… Nous le saurons tôt ou tard, n’est-ce pas… ? À moins qu’elle ait, comme je le soupçonne, des projets avec ce flic… L’un n’empêchant pas l’autre. Vous lui connaissez autre chose que cette existence que vous entretenez depuis plus longtemps que moi…

— Ces clés sont bien en possession de quelqu’un si vous ne les possédez plus… »

Roger se remettait lentement de sa blessure à la cheville. Il était en procès avec la Compagnie. Il boîtait encore. Retirant la chaussette, il donnait à apprécier la profondeur des dégâts : une cicatrice rose et bleue en forme de Z, maintenant sujette de plaisanteries à propos de son sens de la justice peut-être plus exercé que ses pratiques médicales. Il avait changé le style de ses cravates. Je le retrouvai sur la terrasse de sa maison, côté jardin. La brouette prenait le soleil à proximité du guéridon qu’il occupait, une tasse de café fumant entre les piles de dossiers. Il désigna la cafetière avec son stylo-plume :

« J’espère que vous venez m’annoncer de bonnes nouvelles, Frank… Sans vous, nous n’avançons plus. Je dis « nous » parce que je ne suis plus seul. Et croyez-moi, je m’en mords les doigts… Je ne vous soupçonne pas de trahison, Frank… J’ai confiance en vous… Alors… ces clés… ?

— Panglas ne veut rien dire. J’ai tout essayé…

— Même la violence ! Vous m’inquiétez… Je n’ai aucune envie de me justifier devant le Parquet ! Tenez-vous-en à…

— Nous l’avons fait boire plus que de raison…

— Qui ça, « nous »… ? Encore un nous qui s’interpose entre « l’idée et l’acte »… ! C’est mon Royaume ! Heu… en tant que sujet, veux-je dire… Poursuivez…

— Sally connaît tous les pièges…

— Elle connaît les hommes… Depuis le temps…

— Il ne dira rien.

— Encore un sujet à ajouter à notre « nous » ! Qui cela peut-il être… ? D’après vous, Frank… ? Vous y avez réfléchi encore en venant ici… Il va pleuvoir…

— Peut-être Julien… Sous son matelas… Panglas est le seul d’entre nous à lui rendre visite… Et peut-être pas que pour prendre des nouvelles de Priape.

— Pfff ! Avec ma cheville…

— Ils ne me laisseront pas entrer dans sa chambre… Même avec un mot de vous…

— Quel en serait le prétexte, en effet… ? Il faut se résoudre à attendre ma complète guérison. Mais je ne me fais pas trop d’illusion sur la possibilité de trouver la clé sous le matelas ou ailleurs dans la chambre. Panglas prendrait-il le risque de la soumettre à la curiosité d’une femme de ménage… ? Elle l’empocherait… Vous savez comme sont ces gens-là… Ou elle la remettrait au service… On demanderait à Julien s’il sait quelque chose à propos de cette clé… Bon Dieu ! Elle n’est pas venue là toute seule ! Ce n’est pas une clé ordinaire… Son aspect même trahit un usage secret… Mais je n’ai aucune idée de ce à quoi elle peut ressembler… Vous savez, vous… ? »

Une goutte produisit un petit bruit sec quelque part au niveau de la brouette, ce qui provoqua le rire saccadé de Roger.

« Une goutte ! Sec ! Vous êtes dingue, Frank ! Jamais vous n’écrirez un roman. Vous n’êtes même pas capable de trouver une clé qui se cache quelque part ! Où voulez-vous donc qu’elle se cache ?

— Une clé virtuelle, peut-être… Quelque part… Dans la tête de Panglas… Et/ou dans celle de Fouinard… Mais je n’ai pas vu de clavier sur le classeur… Ni de joint indiquant la présence d’un tiroir ou portière… Jamais rien vu d’aussi lisse… Je l’ai caressé avec méthode, vous pouvez me croire !

— Un code sonore, Frank ! Vous n’y avez pas pensé ! Il va falloir passer à la vitesse supérieure…

— Je ne suis pas un spécialiste de la torture… J’en ai entendu parler, comme tout le monde… Mais je n’ai pas été un flic de terrain… Un simple employé de bureau… Et encore : sans bureau…

— Sally le fera parler… Où en sommes-nous avec le stock de sildénafil… ?

— Julien a tout avalé… Vous le savez bien…

— Passez commande… Sans complicité… Et sans Internet… Sally vous prêtera sa bagnole communiste… Non !... Louez-en une. Prenez le train d’abord. Brouillez les pistes ! C’est votre boulot, Frank !

— J’étais surtout un as du photocopieur…

— Et du classeur… Arrrgh ! (Roger se tend comme si une hémorroïde venait de subir un passage en force) Tout allait si bien, nom de Dieu ! On était bien, Julien et moi. Il a fallu que je fasse appel à vos services ! Et depuis, tout va mal ! Je n’ai jamais vécu que pour écrire un roman… Et maintenant que j’en tiens le sujet et la matière, vous voilà tous avec vos propres histoires personnelles ! Et pas en marge de nos travaux à Julien et à moi ! En plein dedans ! Faites quelque chose que je ne suis pas capable d’inventer parce que je suis un mauvais écrivain ! C’est comme ça que Julien Magloire en est venu à assassiner Alfred Tulipe ! Même s’il prétend le contraire et que ça complique sévèrement notre collaboration…

— Je vais voir… pour la clé vocale… Je connais quelqu’un qui…

— Non ! Non ! Plus personne ! Ya trop de personnages dans ce roman ! On était trois et ça suffisait : L’assassin, la victime et moi. Il n’en faut pas plus pour écrire le meilleur des romans ! Spectres ! Parasites ! Envoyés ! Plénipotentiaires ! Clématites ! Ahhhh ! Laissez-moi seul ! Je n’ai besoin de personne pour me branler ! »

 

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