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Le Morio (Patrick Cintas)
Le petit prince

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 Article publié le 24 décembre 2023.

oOo

Ce n’était pas la rivière de Nick Adams. La vieille Angustia, qui avait connu l’époque d’avant le barrage, la considérait d’un regard noir, répétant « El río se lo lleva », balançant au bout de son bras le sac de plastique contenant ses petites ordures ménagères, me jetant le même regard et, croyant me parler du Temps, marmonnait dans ma direction « El mar se lo llevará ». Je ne sais pas si vous avez compris… Peut-être… Qui sait ce que vous êtes en mesure de comprendre, vous qui ne savez que ce que vous savez ? Oui, oui, la rivière, qui était un fleuve, ma sœur disait « ya pas d’eau dedans c’est pas une rivière » mais à l’équinoxe d’automne elle voyait avec moi à quel point l’eau est un danger pour l’Homme, autant que la lave et le phosphore blanc. Angustia traversa la rue pour rejoindre son neveu qui l’attendait dans sa Nissan. Elle jeta le sac derrière la cabine et se hissa à l’intérieur comme si elle n’avait pas quatre-vingts ans passés, puis elle nous salua en agitant sa petite main grise harcelée par le soleil qui commençait à sculpter les parages. « D’ailleurs, dit ma sœur, c’est peut-être pas ça le fleuve… au moulin il y a un autre fleuve et les deux se croisent et qui peut dire qui est le fleuve et qui est la rivière… ? ¿El Jauto o el Aguas ?

— Les cartes le disent. Les gens aussi.

— C’est parce que nous sommes français, » conclut-elle.

Mon voisin de mon âge avait aussi une petite sœur et les deux filles s’entendaient bien alors que Volo et moi nous parlions de la guerre et que des fois ça nous menait loin et qu’on ne savait plus s’il était permis d’aller aussi loin. Dans la lunette, il y avait quelquefois un iguane et d’autre fois un vieil homme qui n’appartenait plus à ce monde, un sac d’olives sur l’épaule et la poussière autour de lui. Il fallait que le soleil éclaire ça avec une ombre qui s’étirait dans la pente entre les oliviers miroitants. Les vacances ne durent pas aussi longtemps.

Mais cette après-midi-là, l’homme qui descendait du bassin d’irrigation n’était pas d’ici. Ça se voyait qu’il n’appartenait pas à cette terre et qu’il était de notre temps. Il était vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon peut-être gris et il portait un chapeau qui n’était ni de paille ni de toile, mais pas sur la tête, le secouant pour rafraîchir son visage rougeaud. C’était un Anglais ou un Allemand et ses lèvres étaient retroussées, les dents saillaient blanches et humides, la langue sortant pour les humidifier puis retournant d’où elle venait pour changer l’haleine, car l’homme n’en pouvait plus et il avait l’air de chercher son chemin, comme si celui qu’il avait sous les pieds n’était pas celui qu’il avait cru avant de redescendre. Je dis re parce qu’il n’était pas difficile de penser qu’il était monté. À quel moment si c’était de l’autre côté de la colline, par le chemin qui descendait au prochain hameau ? Nous cessâmes de parler de la guerre et Volo siffla pour appeler les filles. Elles tirèrent d’abord la langue, mais la curiosité sembla les arracher à leurs jeux et elles regardèrent dans la lunette chacune leur tour.

« C’est un français, dit ma sœur.

— T’en sais quoi ?

— Il a une tête de Français…

— Mais pas la peau.

— S’il était noir tu dirais quoi ? »

Il arriverait bientôt au bord du canyon au fond duquel la rivière ne coulait pas. Il nous verrait alors, mais peut-être nous avait-il déjà vu et s’il cherchait son chemin il nous hélerait, les mains en porte-voix, sur l’autre rive, si on peut appeler ça une rive. C’était déjà arrivé qu’on se parle en travers du canyon. Nous n’allions pas rater ça. Le phénomène de l’écho demeurait inexpliqué, mais nous ne cherchions pas à comprendre. Et cette fois encore, nous attendîmes que l’homme parvienne au bord du canyon. Il ne savait peut-être pas qu’il avait affaire à une rivière. On ne peut pas deviner en l’absence d’eau. On voit les rochers en bas et les troncs d’arbres gris et les trous infinis provoqués par l’ombre. Rien n’y pousse, sauf plus loin des roseaux mais seulement s’ils ont eu le temps de repousser entre deux délestages du barrage à l’automne. Ça aussi c’est du temps. Et nous sommes en train de vieillir, conscients de n’être que des gosses, ce qui nous rend amer quelquefois, mais le plus souvent on essaie de penser à autre chose.

« On fait comment pour traverser ? » cria l’homme.

Ça devait arriver. Quelle autre question pouvait-il poser une fois arrêté par la profondeur et l’à-pic ? Sa voix était celle d’un cantaor. Pourtant, il n’avait pas l’air gitan. L’écho revint aussitôt et il ne nous restait plus qu’à répondre à sa question. Le pont est loin d’ici et il faut monter vers l’amont où le chemin disparaît dans l’alfa et les palmiers nains. Vous ne connaissez pas cette broussaille de coto de caza ? Voyez le lièvre qui détale comme on dit dans les fables et les contes de notre enfance et suivez-le : le pont est à une heure pour un bon marcheur, sinon descendez le chemin qui vous porte en ce moment et vous atteindrez le village d’en bas, vous pourrez vous y désaltérer, la fontaine est publique. Reviendrez-vous ?

Il secoua son chapeau avec plus d’application. Son mouchoir était trempé et l’humidité formait une tache sombre à la place de la poche de son pantalon. À moins que vous ne désiriez nous rendre visite. Nous sommes en vacances.

« Nous, non, dit Volo. On va à l’école ici et on commence à en parler la langue.

— Il faut dire que maman enseignait l’espagnol à Kyiv, précisa sa sœur.

— Oui, sinon… »

Sinon quoi ? L’homme ne parut pas s’intéresser à ce que nous étions ni à comment nous partagions le temps de l’été. Il se pencha pour évaluer la difficulté d’une descente par la pente. Il avait vraiment envie de venir de notre côté, mais il n’y avait pas d’autre moyens que de monter jusqu’au pont et d’en redescendre par la route goudronnée ou de descendre jusqu’au village voisin et monter alors jusqu’ici. Pour y faire quoi ? Étions-nous concernés par le désir de cet homme ? Que nous voulait-il ? Et s’il ne nous voulait rien, que cherchait-il chez nous ?

« Il me faudrait un avion, dit l’homme. Avant, j’en pilotais un… »

Il n’en fallut pas plus à Volo pour se lever, car il était accroupi et sa sœur s’appuyait sur son dos, un genou sur son échine et l’autre jambe oblique et le pied calé par une aspérité de la roche. Sa bouche forma « Un avion ? » mais rien ne sortit, ni l’avion ni ce qu’il impliquait de retour à la terre natale. Son visage me parut radieux. Mais c’est ma propre sœur qui lança, les mains en éventail de chaque côté de sa jolie bouche toute rouge de sang et de gros mots :

« Vous êtes pilote… euh… m’sieur ? »

Il opina, retenant les mots qui lui venait à l’esprit dans sa main qui devait être moite et chaude.

« Alors… ? Qu’est-ce que vous décidez ? criai-je à mon tour.

— Vous n’avez pas le choix, murmura Volo qui s’était de nouveau accroupi pour gratter la poussière.

— Je vais descendre jusqu’au village, » dit l’homme.

Et il se coiffa, agitant cette fois son mouchoir qu’il finit par appliquer sur son visage. Nous le vîmes disparaître. Volo repoussa sa sœur. Elle vint se reposer sur moi, car je m’étais accroupi moi aussi et ma sœur était juchée sur un rocher, une main en visière et l’autre en l’air comme une funambule.

« Un pilote ? dit Volo. Mon père… commença-t-il mais sa sœur l’interrompit :

— Ton père est un déserteur, même s’il a été pilote…

— Ça va ! » fit Volo et il retourna d’où on venait.

Il allait ruminer, comme disait ma sœur. La sœur de Volo dit :

« C’est quoi cette histoire de río… ?

— En français… » commençai-je, mais ma sœur sauta du rocher et la poussière atteignit ma langue sortie.

Je sors toujours ma langue pour parler. Je n’ai pas appris à parler autrement. Elle sort entre les mots. Elle prend l’air avant de trouver le mot suivant. Moi je dis que c’est mieux que de zozoter. Mais je dois avouer maintenant que je ne parlais pas souvent. Ma sœur jouait alors à attraper cette langue souveraine mais hop ! elle rentrait avant de se faire pincer. Mais j’aimais bien les affûts de ma sœur. Je ne lui en voulais pas de chercher à me contredire.

« Il ne reviendra pas, dit-elle et Volo continuait de s’éloigner. Qu’est-ce qu’il a encore ? ajouta-t-elle en se grattant le nez.

— Il a qu’il en peut plus, dit la sœur de Volo comme si ce qu’elle allait dire ne l’affectait pas plus que ça : c’est à cause de son père.

— Le pilote ?

— Ouais c’est ça : LE pilote ! »

Et la petite sœur de Volo sauta elle aussi et elle s’envola.

« Ils ont pas d’chance, dit ma sœur.

— Parce que nous on en a ?

— On est en vacances.

— On ne devrait pas y être ! »

Et moi aussi je pris mon vol. Ma sœur demeura seule au bord du canyon. Si jamais le pilote revenait, s’il remontait du village au lieu de continuer de descendre vers la mer après s’être rafraîchi à la terrasse d’un café tout en ombre, alors il verrait ma sœur et comme elle est jolie ou parce qu’il n’y a personne d’autre à qui demander je ne sais quoi, il s’approcherait d’elle et il lui parlerait, elle qui ne demande que ça.

*

Cependant (vous comprenez mieux maintenant la position centrale de l’astérisque ci-dessus), l’homme n’était pas remonté, il n’était pas descendu non plus, il réapparut de l’autre côté du canyon, toujours hors d’haleine, mouge et rouillé euh rouge et mouillé, le chapeau à la main, cette fois battant sa cuisse avec, il s’arrêta net comme s’il ne s’attendait pas à trouver ma sœur de l’autre côté du canyon. Il avait vu les enfants s’éloigner vers ce qu’il supposait être leurs maisons (il y en avait partout sur ces coteaux) et il était revenu alors que ma sœur ne nous avait pas rejoints. Elle l’attendait, lui sembla-t-il. Il y pensa vaguement, mais elle allait lui demander s’il avait l’intention de venir de ce côté où s’il avait changé d’avis et qu’il allait entreprendre de gravir la pente vers le pont. Peut-être avait-il rencontré un scorpion. Il y en avait des tas sur le chemin qu’il avait semblé prendre mais auquel il avait renoncé. Il n’avait pas l’air d’avoir eu peur. Il respirait la bouche grande ouverte et elle voyait la langue qui s’apprêtait à sortir, ce qui l’amusa, car il n’était pas question de jouer comme avec la mienne. D’ailleurs l’homme ne produisait pas des borborygmes quand il parlait. Il ne zozotait pas non plus comme Volo. Au contraire il avait une voix faite pour le chant ou le théâtre. Elle s’attendait à l’entendre mais il se taisait. Il ne se serait pas tu si elle avait été une femme.

« Tu ne rentres pas chez toi comme les autres ? demanda enfin l’homme.

— Qu’est-ce que j’y ferai ? C’est pas des vacances ! »

L’homme remit son chapeau sur sa tête ébouriffée pas par le vent car on était encore proche de midi et le vent qui venait de la mer ne se levait que le soir.

« Vous êtes pilote ? cria ma sœur comme si elle ne s’adressait pas à l’écho, attendant une réponse claire et circonstanciée de la part de l’homme.

— Je l’ai été en tout cas… dit-il.

— Vous n’avez plus d’avion ?

— C’est ça. Plus d’avion. Plus de désert. »

Il décrivit un grand cercle autour de lui.

« En voilà un demi-désert ! rit-il en même temps.

— C’est ce que disent les cartes, dit ma sœur en surveillant l’écho qui semblait attendre lui aussi qu’on en dise plus.

— Tu devrais retourner chez toi, petite.

— Pourquoi ? Vous voulez pas que je vous aide à trouver votre chemin.

No hay camino.

— Alors qu’est-ce que vous venez faire ici ? »

L’homme sourit mais ne répondit pas. Derrière lui, la colline avait été terrassée et son sommet était plat comme si on le lui avait coupé avec un couteau, comme ça. On voyait bien le chemin, mais pas les scorpions. Elle avait une terrible envie de lui en parler, des scorpions, mais l’homme semblait se situer à des kilomètres, non, des milles de la question posée par la présence de ces arthropodes capables de changer le rêve en cauchemar. Elle n’avait pas envie non plus de savoir ce qu’il venait faire ici. Elle éprouvait le désir de lui montrer le chemin puisqu’il ne pouvait pas traverser le canyon en volant comme il savait le faire si toutefois il était pilote, mais il y avait trop de distance entre eux et elle était ainsi privée de la profondeur de son regard, elle qui s’y connaissait en regard, j’en savais quelque chose. Mais je n’étais pas là pour en parler, par exemple à cet homme qui avait cessé, je ne me souviens plus pour quelle raison, de m’intéresser. J’avais suivi la sœur de Volo qui me parlait de comment elle arrachait des fleurs au passage dans son pays. Aucune chance d’en arracher ici, à moins de descendre dans le canyon et de continuer son chemin vers l’oasis où poussaient des citronniers quatre saisons. On en était loin.

Nous retrouvâmes Volo. Il était assis sur le perron, les genoux sous le menton, et il agaçait je ne sais quel insecte qu’il avait pris la précaution d’estropier.

« Alors… ? fit-il.

— Alors quoi ?

— Il est revenu ?

— On n’en sait rien. Peut-être. »

Puis le soir est venu. Ma sœur était rentrée avant l’heure. Notre père a beau être un poète, et un de réputé, il n’est pas commode si on ne respecte pas les consignes et l’heure de rentrer en est une qu’il ne vaut mieux pas enfreindre. Comme ma sœur n’était ni triste ni joyeuse, il la prit sur ses genoux pour lui poser des questions auxquelles elle répondit sans minauder ni grimacer. Elle paraissait indifférente. Autant qu’il ne m’était jamais arrivé de la voir dans cet état qu’il m’était impossible de caractériser. Notre père devait se poser la même question que moi et il persistait à caresser ces joues rebelles comme s’il voulait savoir et qu’il finirait par savoir, quitte à y passer la nuit. J’en savais rien, moi !

« Vous vous êtes bien amusés ?

— On a même rencontré un pilote, dis-je pour dire quelque chose que je regrettai aussitôt d’avoir mis sur le tapis où je savais pourtant que papa n’avait pas l’habitude de jeter les dés ou de renverser son verre.

— Un pilote ? Ici ? Comment ça, un pilote ?

— Volo et moi et aussi sa sœur on est pas resté…

— Tu es restée, toi… ? »

La voix de mon père avait grossi. Mais quelque chose que je n’ai jamais réussi à identifier aussi clairement que vous me retenait de m’enfuir pour jouer à autre chose ou en tout cas à quelque chose. Ma sœur continuait de n’être ni gaie ni triste. Un visage que si ç’avait été le mien j’aurais su pourquoi. Maman s’approcha. Elle abandonna son petit verre du soir pour être plus près de ce qui se passait.

« Un pilote ? fit-elle à deux doigts de s’étrangler.

— Un pilote, » confirmai-je sans savoir si je jouais faux ou si quelque chose allait se passer.

Ma sœur haussa enfin les épaules, dit :

« Qu’est-ce que vous allez imaginer ? »

Puis sa voix se posa comme un oiseau, par exemple sur la margelle du bassin qui chuchotait. Il s’ensuivit une conversation, mais je m’étais enfermé en moi, avec ma langue que je retenais comme si elle luttait contre mes intérêts. J’entendis :

« Et alors… ?

— Et alors il a fait l’avion, » dit ma sœur sans joie ni tristesse.

 

 

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