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Fiction et points de friction
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 Article publié le 17 mars 2024.

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Trois étés durant, j’ai endossé par amour le rôle du vilain petit canard au sein d’une famille recomposée sur deux générations.

Madame avait épousé un instituteur puis divorcé de lui. Elle s’était entichée d’un universitaire américain bon teint, bon fils, bon catholique d’origine irlandaise. C’était une personne effacée, taiseuse, très introvertie à laquelle il était difficile d’arracher un mot, mais qui n’en pensait pas moins, jugeait son monde et, selon toute vraisemblance, le prenait de haut. Pour la famille de Madame, le second mariage représentait sans doute une promotion sociale pour leur fille et l’occasion aussi de donner libre cours à leur américomanie.

Madame n’était pas heureuse avec son génie de mari, astrophysicien de profession qui se décrivait comme un « one trick poney », en d’autres termes, un gros bourrin. Elle s’infatua alors d’un professeur de collège, du menu fretin aux yeux de sa famille. Il était l’amant de l’été qu’on tolérait mais qu’on n’aimait guère. Une sorte de parenthèse estivale qui devait permettre à Madame de se divertir un peu.

Cette géographie mentale constituée par cet ensemble disparate de personnalités issues de différents horizons est évidemment impossible à cartographier. Rendre compte des affects et des pensées de ce petit monde qui gravitait autour de Madame purement et simplement impossible.

Je naviguais au milieu de tout ce fatras humain par amour pour une femme qui ne me méritait pas. L’aventure dura trois étés. J’en avais soupé de cette famille de minables aux histoires sordides. Je n’ai pas tiré ma révérence. Je suis parti comme je suis venu, et bien m’en a pris.

*

Ce petit récit pour vous donner une idée de l’épaisseur ontologique d’une histoire qui peut aussi bien donner lieu à un roman-fleuve que se résumer en quelques paragraphes vengeurs écrits dans le style insipide d’un procès-verbal de gendarmerie (avec ou sans faute d’orthographe !). 

Raconter par le menu, en ayant le souci du lecteur - il faut l’intéresser, l’intriguer, et même le passionner ! - demande de faire des choix : raconter quoi et comment ? Choix du matériau et structuration des fragments choisis sont indissociables.

Architecture tonique de plaques tectoniques lentes à se mouvoir qu’il faut parfois brusquer pour en aérer les effets, en dérouler rapidement les conséquences fastes ou néfastes.

Erzählzeitet erzählte Zeit ne doivent-ne peuvent coïncider.

Le matériau est en soi illimité pour et par une mémoire qui serait intégrale et même divine : l’œil de Dieu qui voit tout.

Illimité comme l’être qui se manifeste dans des étants : les relier les uns aux autres comme on tisse des liens entre des personnes et des séries d’événements liés à ces mêmes personnes dans une enquête de police criminelle n’épuise pas le pur et simple fait qu’ils sont. Ni en-deçà ni au-delà de leur singularité, les faits, avant d’être ce qu’on veut bien qu’ils soient, avant que l’être rebondissant sur soi ne se fige en ipséité.

Être soi implique de s’arracher à soi pour se retrouver soi dans la position de dire « je ».

Banalité que cela depuis un certain Hegel, mais alors d’une banalité qui confine à celle de l’arithmétique qui ressasse de génération en génération la même rengaine du deux et deux égalent quatre.

Poésie commence là où s’arrête le récit, en ce qu’elle renvoie toujours à cette antériorité ontologique inaccessible, le récit étant pour sa modeste part le plus court-long chemin à travers être, tandis que la poésie, par le truchement de ces étants de substitution que sont les mots, s’attachent à se rendre la tâche impossible au moment même où elle semble enfin en mesure de l’accomplir.

Est-ce à dire que la poésie est une illusion consolatrice ?

Faire l’expérience de la plus grande concentration par la plus grande maîtrise qui soit du langage dans une langue singulière face à un monde par nature chaotique, est-ce là s’illusionner ?

Les mathématiques et les sciences appliquées qui quantifient le réel jouent la carte-maîtresse de la rationalité : l’outil mathématique semble être en adéquation parfaite avec le réel observé, les outils techniques, quant à eux, agissent de manière efficace sur le segment de réalité qu’ils servent à observer ou à exploiter, mais les enjeux économiques, politiques et géopolitiques auxquels mathématique appliquée et technologie sont inféodées charrient avec eux toutes les passions humaines.

Chassez les passions et elles reviennent au galop !

Passions tristes, qui plus est, que sont la haine, l’envie, la jalousie et la volonté de domination allant jusqu’au sadisme : les bas calculs de la passion et la passion pour les calculs de toutes sortes tendent à fusionner dans l’esprit de « nos élites techno-scientifiques » ainsi que dans celui de « nos gouvernants » au sens large : gouvernements, lobbys financiers, banques et crime organisé et même gouvernements parfois qui vont jusqu’à financer des organisations terroristes qu’ils jugent utiles à leurs fins.

Placée au seuil de l’être et non au cœur ou au sein de l’être, la poésie déplie la langue en la repliant sur la chose qui heureusement en réchappe en la débordant de toutes parts, débordement que la langue reprend à son compte en se déchaînant jusqu’à excéder ses possibilités coutumières : cette circularité de la tautologie qu’est la fuite en avant des mots qui « tuent la chose » - boules de neige des mots qui dévalent la pente de leur propre inclination devenue avalanche, ni déclin ni chute, mais déchaînement de puissance ! - voilà bien l’art et la manière la plus sûre de se rapprocher de ce qui ne peut qu’être approché, jamais cerné ni circonscrit, à condition, toutefois, « d’en être ».

Ne me parlez pas d’asymptote !

A ce jeu, le déchaînement d’un langage baroque - sa luxuriance exacerbée par le désir de rivaliser verbalement avec le réel excédant - aussi bien que la rareté et la préciosité d’une parole mise à nue par elle-même, sans être même chose, rendent compte, avec des moyens diamétralement opposés, d’un seul et même souci : exister dans et par les mots par-delà les choses, le rebond de leur persistante matérialité assurant ce continuum de l’expérience de l’écart béant et de la déliaison qui relie sans cesse l’expérience avec elle-même, renouant ainsi sans arrêt aucun avec le danger qu’elle tend à écarter au moment même où elle l’affronte.

Woaber Gefahr ist, wächst das Rettende auch. Hölderlin, Patmos

Expérience de la déliaison, jusqu’à la déraison parfois, qui conduit Mnémosyne jusqu’aux confins de l’aphasie. 

« Und fast haben die Sprache wir in der Fremde verloren. » Hölderlin, Mnémosyne, Première version.

Ab imo pectore

Abîme que les mots n’habillent ni ne dévêtent, mais voilent en le révélant. 

La poésie, c’est voile sur toile et toile sur voile, infiniment voguant. La prestesse des images projetées sur la toile exposée aux vents, leur changement humoral, leur amour du divers et du singulier, tout cela laisse entendre une petite musique qui ne vient ni du cœur ni des cieux.

Deux vents contraires soufflent en même temps sur la toile de la voile déroulée-exposée, mais ce n’est pas le calme plat du surplace pour autant, car la nef intrépide tournant sur elle-même fend les flots bleus en formant des cercles concentriques de plus en plus larges.

La poésie est ainsi l’onde de choc, la pierre lancée à travers temps et l’onde ondoyante qui en révèle toutes les ondulations jusqu’à ce que les eaux troubles ou lustrales aient retrouvé, pour un temps, un temps seulement, leur calme et leur lustre d’antan d’avant le choc.

En poésie, moment du dévoilement et moment de la dissimulation qui la fait tout entière s’ouvrir à ce qui la fuit, sont concomitants. L’un précède l’autre et réciproquement. Singulière logique !

En matière et manière de poésie, objet et sujet se jettent l’un sur l’autre en renversant leur énergie, ce qui les empêche de fusionner.

Le poème fuse, puis infuse dans les mémoires. Disant ce qu’il en est à travers temps, la poésie est de tous les instants auxquels le poète se consacre, pour cela ni passéiste ni futuriste, car son souci est ailleurs. Il s’agit, comme le suggère l’un d’entre eux, « de se faire un lieu ».

Lorsque j’étais enfant, dans la cour de l’école maternelle (si peu maternelle…), de simples écorces de platane étaient des signes vivants, ni avant-coureurs ni porteurs d’un quelconque message venant du fin fond des âges, qui prenaient tout leur sens dans mes petites menottes. Une envie d’y graver des signes, avant même de savoir lire et écrire, me prenait par la main et me ramenait dans le grand jardin de la maison familiale où j’étais heureux comme un pape, « comme Dieu en France », dit l’allemand.

Mais se faire un dieu n’est plus de mise, sauf en d’autres contrées que je ne nommerai pas.

Pas plus que l’innovation à tout crin dont les techniciens et les ingénieurs ont fait leur déesse, prônant en son nom la soi-disant neutralité des outils techniques lancés sur le marché, au risque de détruire les démocraties qui les hébergent et de renforcer démocratures et dictatures qui en profitent, ignorant par-là son implication ontologique délétère pour les humains et la planète qu’ils habitent si mal.

La mémoire partielle et sélective des humains, narrateurs, témoins ou acteurs d’un drame n’est plus à prouver : c’est une donnée de l’expérience que tout le monde peut vérifier en confrontant ses souvenirs d’un même événement avec d’autres témoins : que des points de vue plus ou moins divergents-convergents sur lesquels viennent ultérieurement se greffer des opinions, des jugements de valeur, des affects plus ou moins négatifs ou positifs, des émotions.

Quelque chose s’est passé, mais là n’est pas la question : ce qui importe, c’est le vécu des uns et des autres, leurs interactions et leurs réactions à des événements dont ils ont été plus ou moins partie prenante. Autant dire qu’un événement en soi n’existe pas, parce qu’il est toujours filtré par un regard singulier : autant dire que sa singularité est impossible à restituer en raison de l’impossibilité pratique d’en percevoir l’intégrale intégrité.

Il en va de même avec les idiomes qui se disputent le réel, tout en se disputant l’hégémonie sur le plan géopolitique.

La synthèse de toutes les langues encore pratiquées dans un monde qui tend à s’uniformiser - uniformisation par acculturation qui provoque des réactions de rejet plus ou moins violentes - est chose impossible. Pas de langue universelle, jamais !

Le matériau brut du vécu ne se présente qu’à la mémoire sélective de l’auteur-témoin qui peut endosser le rôle de narrateur ou bien inventer un narrateur extérieur au déroulement des événements dont il prétend avoir été le témoin. L’auteur, quoi qu’il écrive, est le seul témoin de la fiction qu’il élabore, qu’il délègue la narration à un narrateur omniscient extérieur au tout du drame qui se joue fictivement en lui ou bien à un narrateur impliqué dans les événements qu’il relate.

Le lecteur, quant à lui, ne sera témoin que d’un écrit qui atteste un certain nombre d’événements fictifs, sachant que la différence entre fiction et réalité n’est qu’une commodité intellectuelle qui est loin de recouvrir une réalité plus complexe : fiction et réalité tendent à mêler leurs eaux, tant par nécessité esthétique que pour une simple raison de lisibilité : l’exposition des faits tend toujours à se substituer aux faits, tout le travail critique du lecteur, pour peu qu’il y consente, consistant à prendre conscience des procédés de narration : ces procédés sont des faits en eux-mêmes qui émanent de la volonté d’un auteur qui a voulu et su imposer sa marque sur le déroulement d’un certain nombre de faits purement fictifs ou présentés comme véridiques.

Si écrire se résumait à rendre agréable la narration d’événements par un jeu rhétorique entièrement mis au service de ces mêmes événements, nous serions alors dans une sorte de réalisme que certains prisent en regardant des émissions de téléréalité et des reportages en immersions avec des forces de police ou de gendarmerie : émissions qui, sans être des fictions, sont des recompositions : les images tournées font déjà l’objet d’un choix de professionnel aguerri, puis vient le temps du montage et des commentaires posés sur les images montées.

 

Jean-Michel Guyot

12 mars 2024

 

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