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Variétés XV - Mythe et réalité
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 Article publié le 7 avril 2024.

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Jimi Hendrix reste le plus extraordinaire des guitar heroes, la figure la plus folle de la poésie maudite de la guitare Stratocaster. Comme un John Coltraneau saxophone ténor, comme un Glenn Gould au piano, il a transcendé la virtuosité instrumentale pour déchirer un peu du voile de l’idéal, avant que le spleen ne le détruise à moins de vingt-huit ans.

Michel P.Schmitt, in Encyclopédie Universalis

 

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Ah mais que voilà une entrée en matière séduisante qui sonne bien, en tous cas, à une oreille française ! Spleen et Idéal… Je ne suis pas sûr qu’elle aurait le même impact sur un lecteur anglophone ou germanophone, mais après tout l’encyclopédie qui accueille cet article biographique s’adresse à des lecteurs francophones.

Guitar heroe, folie, poésie maudite, virtuosité transcendée, spleen… Tout y est.

Cet incipit quasi lyrique englobe une œuvre américaine dans une étonnante pâte romantique aux relents « baudelairiens », comme si l’histoire se répétait en d’autres lieux et d’autres temps avec des enjeux similaires : le spleen, dont on ne sait, s’il est constitutif de l’œuvre ou s’il est induit par un mode de vie dont les échos se répercutent dans l’œuvre, cette alternative étant sans doute en deçà d’une vérité mortelle qui se cherche une vie durant, fût-elle brève.

Vu le succès foudroyant que connut Jimi Hendrix au Royaume-Uni et en Scandinavie puis aux USA, accoler le qualificatif de « maudit » à sa pratique de la guitare électrique de marque Fender Stratocaster paraît quelque peu incongru. Mais passons !

Gould, cité dans l’incipit, n’a jamais, à ma connaissance, composé de partitions originales mais il a, en revanche, transcrit pour piano diverses œuvres. Solitaire par excellence, vu comme un excentrique, il s’est imposé en premier lieu par son interprétation des Variations Goldberg de Bach ; sa singularité provient non seulement de son jeu unique mais aussi du fait qu’il a rapidement tourné le dos à une carrière de concertiste pour se concentrer exclusivement sur l’enregistrement en studio des musiques qu’il aimait. Une démarche qui n’est pas sans rappeler l’appétence que manifestait Hendrix pour le travail en studio qui le poussa à faire construire son propre studio d’enregistrement à New York, le désormais célèbre Electric Lady qui a vu passer de nombreux musiciens après sa mort et qu’il n’a pu pleinement utiliser, hélas, que durant quelques mois. 

Quant à Coltrane, également cité, il a alterné, comme nombre de jazzmen, compositions originales et reprises de standards avec le brio que l’on sait tant au saxophone soprano qu’au saxophone ténor, sans qu’on ne lui accole jamais le qualificatif de maudit.

Un pianiste réputé excentrique, peut être paranoïaque ou autiste, obsédé par le contrepoint au point de rejeter les musiques romantiques et « impressionnistes » (exit Chopin, exit Debussy, en gros) et un saxophoniste (ténor et soprano) sont cités en exemples de virtuosité, laquelle est censée avoir rendu ces musiciens capables « de déchirer un peu du voile de l’idéal », pour reprendre les propos de l’auteur. La religiosité de Coltrane ne fait, certes, aucun doute, mais je n’ai jamais eu l’impression, en l’écoutant, d’assister à un office religieux. Qu’il ait profondément ressenti et pensé que la musique le rapprochait lui et son public de Dieu, cela n’est pas contestable ; son idéalisme n’est pas douteux, sans qu’il faille lui prêter une démarche baudelairienne qui l’aurait incité à « déchirer une peu du voile de l’idéal ».

On peut toujours trouver des analogies, mais elles ne disent rien d’une démarche artistique foncièrement originale, aussi vaut-il mieux s’en abstenir, à mon humble avis.

Une question douloureuse apparaît en creux dans les propos de notre auteur cité en exergue : c’est la délicate question du statut dans « nos sociétés » de l’artiste créateur, et singulièrement du musicien compositeur-improvisateur-interprète, censé être irrémédiablement voué à une mort prématurée. Une question qui ne semble plus guère d’actualité d’ailleurs mais propre aux années 60 et 70 du siècle dernier, vu comme un Age d’or de la création musicale de qualité (loin des facilités de la musique pop et de la variété française qui, toutes d’eux, se survivent allègrement malgré la sévère concurrence du Rap).

Une question subsidiaire se révèle essentielle à mes yeux, par-delà le temps écoulé : certains « musiciens de génie » sont-ils morts à cause de leur art ou bien à cause des conditions de vie que leur a imposées l’industrie du spectacle et du disque, vulgairement appelé showbiz, en d’autres termes, auraient-ils vécu plus longtemps, si les conditions socio-économiques ? (USA ouvertement racistes pratiquant la ségrégation raciale dans les années 60 et exploitation à outrance d’un potentiel artistique à des fins purement commerciales faisant fi des désiderata de l’artiste) 

Je suis toujours mal à l’aise, lorsque je perçois une tendance à la mythification d’un artiste, procédé qui relève pour moi de la mystification pure et simple : en somme, à en croire la doxa, « ils » devaient mourir, parce que leur art les prédisposait à se consumer. Une belle fumisterie !

La consumation - brûler la chandelle par les deux bouts en menant une vie de bâton de chaise - serait en quelque sorte la punition infligée par la société à « ses marginaux », à ses « perdants magnifiques » : idoles sacrifiées sur l’autel de la vie par procuration offerte à un public avide de scandale à peu de frais, idoles de chair quasi prométhéennes permettant, le temps d’un concert chaotique, la communion avec une transcendance maudite, dangereuse tant pour l’individu que pour la société et expiée come telle par une mort prématurée…

Vous vous êtes bien amusé, maintenant, ça suffit, il faut payer la note, et elle sera salée… 

La consumation fut bien réelle : l’usage de drogues psychotropes ou non ainsi que l’alcoolisme tendent évidemment à abréger une vie, mais ces pratiques addictives ne furent-elles pas, tout simplement, la résultante d’un mode de vie harassant ? C’étaient, à mon sens, des conduites d’évitement qui permettaient de « tenir le coup » pendant un certain temps et qui n’étaient en rien consubstantielles à la pratique artistique proprement dite : elles faisaient (font ?) partie d’un style de vie courant dans un certain milieu artistique où il s’agissait de survivre au jour le jour. 

Bien sûr, LSD, psilocybine, mescaline, peyotl, etc… ont prédisposé à des expériences que l’on peut qualifier de mystiques, mais qui furent aussi dangereuses pour la santé mentale de qui s’y adonnait, parce qu’elles n’étaient pas encadrées comme c’était (et est encore) le cas dans les sociétés dites traditionnelles pratiquant le shamanisme. Jim Morrison a écrit une chanson extraordinaire intitulée Shaman’s Blues qui en dit long sur son projet artistique avorté.

Fuir la réalité sordide, faire une expérience mystique, vouloir la transposer en musique et en chanson, oui, tout cela eut bel et bien lieu, mais à quel prix ? Effets de mode, passagers par nature, mais qui perdurent, collent à l’image des « artistes maudits » en question et qui obèrent la perception de leur art : ne sont mises en avant que les frasques et les scandales qui en résultèrent, la toxicomanie et un mode de vie « déréglé ». Est-il pour autant possible de complètement dissocier l’artiste de sa vie ? Je ne le crois pas. Il n’en reste pas moins regrettable que la vie éclipse les œuvres, comme si une éternelle immaturité caractérisait des « destins brisés » dont seules les œuvres les distinguent de tant d’autres qui n’auront laissé aucune trace notable. Je constate avec dépit que les clichés perdurent dans les articles biographiques, mais au lieu de les critiquer et de les déconstruire, je préfère pour ma part aller à l’essentiel en me concentrant sur les œuvres, tout en mesurant bien l’impact de la vie sur l’œuvre dans son ensemble, tragiquement écourtée.

L’inadaptation à la vie réelle en société est une donnée d’évidence dans le cas d’Hendrix, mais il n’y a pas que les artistes qui peuvent ressentir un grand malaise voire être en détresse dans nos sociétés dites libérales où la règle prédominante est le « Marche ou crève ! » atténué en « Travaille, consomme et crève ! », quand ce n’est pas, à la mode autoritaire « Marche et tais-toi, sinon gare à toi ! ».

Alors oui, on peut avancer que dans une vie, tout se mêle et s’emmêle, particulièrement, lorsque des instances répressives - le couple police-justice au service d’un pouvoir en place, en l’occurrence l’administration Nixon de sinistre mémoire - s’ingénient à criminaliser des musiciens perçus comme dangereux parce que « faiseurs d’opinion » (on dirait « influenceurs de nos jours !).

Jim Morrison et Jimi Hendrix, en particulier, en ont fait les frais. Conservatisme et moralisme allant de pair, il était aisé de poursuivre ces gêneurs qui déplaçaient des foules gigantesques en s’appuyant sur une « majorité morale » qui n’avait que faire de la création artistique et qui préférait se focaliser sur les frasques, certes regrettables, de quelques musiciens perdant le contrôle de leurs émotions tant dans leur vie privée que lors de leurs apparitions publiques.

J’estime qu’Hendrix a été victime d’un concours de circonstances malheureux et qu’il aurait très bien pu s’en sortir indemne, surtout si l’on prend en compte l’ambition artistique qui était la sienne en cette fin d’année 1970. S’il n’avait pas traîné à Londres, tout aurait pu prendre une autre tournure. Je passe sur les circonstances du décès bien documentées pour insister sur un point qui me paraît essentiel : de nombreux artistes-hommes dans le monde du jazz et du rock s’en sont sortis à cette même époque grâce à l’appui sans failles de leur compagne. Voilà ce qui a cruellement manqué à Hendrix.

Je pense en outre que des artistes femmes aussi importantes que Patti Smith, Siouxsie Sioux, Björk ou encore P.J. Harvey, pour ne citer qu’elles, ont su s’imposer dans ce monde masculin et viriliste, en y menant une carrière artistique exceptionnelle. En d’autres termes, il y a encore un peu d’espoir !

Qu’Hendrix ait été dépressif et insomniaque, en particulier dans les dernières semaines de sa courte vie ne fait aucun doute, mais je persiste à penser que sa renaissance artistique était largement en bonne voie après le passage à vide de l’année 69 pourrie par l’échéance du procès d’Ottawa et qui risquait de lui valoir sept ans de prison pour possession illégale et usage de drogues intenté contre lui après son arrestation à l’aéroport de Toronto. Il a été prouvé que le sachet de drogue trouvé dans son sac de voyage avait été glissé par une personne malveillante dont on ne sait si elle était commanditée ou non. Passage à vide, soit dit en passant, qui ne l’a pas empêché durant cette période très difficile de donner des concerts extraordinaires avec l’Expérience, puis le Band of Gypsies, sans oublier sa prestation époustouflante au festival de Woodstock en compagnie d’un groupe hétéroclite éphémère.

La triade tourments de la création-toxicomanie-exploitation à outrance d’un potentiel artistique à des fins exclusivement commerciales se révéla être d’une efficacité destructrice redoutable à la fin des années 60 et au début des années 70.

Quelle est la part dans tout cela du « démon personnel » présent dans l’œuvre, du « dérèglement de tous les sens » - ah merci Rimbaud si cher au cœur de Patti Smith ! - et de l’épuisement induit par un mode de vie harassant (tournées à n’en plus finir, séances d’enregistrements incessantes) ? Qui est en mesure de répondre à cette question, sans tomber dans le mythe à deux balles ?

Toujours est-il qu’une vie d’artiste, hier comme aujourd’hui, n’est pas sans risque. A l’heure du capitalisme triomphant, il serait naïf et vain d’imaginer des conditions de vie et de création plus favorables aux artistes !

La Russie soviétique, l’Allemagne nazie, les régimes dictatoriaux d’hier et d’aujourd’hui de par le monde, mais aussi les « nouveaux venus », Al Qaïda et Daesh, autant de mouvements politico-religieux ou non qui sont foncièrement hostiles à la création artistique, c’est le moins que l’on puisse dire, si par création l’on entend une refonte des codes esthétiques en vigueur allant de pair avec une totale liberté de penser et d’agir au sein d’une société ouverte, laquelle n’a jamais vraiment existé, sauf précisément aux USA dans les interstices de la contre-société underground nord-américaine criminalisée comme telle et hélas autodestructrice ainsi que dans de minuscules espaces de liberté en Europe, particulièrement au Royaume Uni et en Scandinavie (Pauvre France, il faut attendre les années 80 pour que tu te réveilles un peu !...).

Restent heureusement quelques œuvres majeures au milieu de ce désastre humain, et l’on peut aussi se réjouir de ce qu’un artiste majeur comme Frank Zappa ait pu de son vivant gagné le contrôle complet sur son œuvre après bien des vicissitudes d’ordre juridique. La famille Hendrix, elle aussi, a pu « redresser la barre » après bien des errements discographiques antérieurs à sa prise de contrôle, même si, personnellement, je ne puis que déplorer le prêchi-prêcha de Jenny Hendrix qui a tendance à « lisser » la biographie de son « grand frère ».

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Hendrix est essentiellement un compositeur et un improvisateur ; les reprises, toutes mémorables, tirent les originaux « vers le haut », sublimées qu’elles sont par un jeu de guitare à nul autre pareil et un sens de la mise en place tant de la voix que des divers instruments.

Le tout forme un rare équilibre de ce que j’appelle une musique organique : voix et instruments sont en accord total, jamais maintenue dans un rapport de subordination, comme c’est hélas trop souvent le cas dans la chanson populaire et la musique pop, à des degrés divers certes, une Piaf, un Brel ou un Aznavour donnant parfois l’impression vertigineuse d’entraîner tout l’orchestre derrière eux, comme si leur voix portait la musique et non l’inverse, impression éminemment contradictoire : une tension se fait sentir entre la portance et l’entraînement - qui fait d’eux des interprètes exceptionnels mais en rien des compositeurs de premier plan ni des improvisateurs de génie comme le furent Hendrix, Coltrane et bien d’autres dans le monde du jazz et du rock.

Bob Dylan, marqué par le traitement hendrixien de All Along the Watchtower, adopta les arrangements d’Hendrix qui rehausse sa composition tant du point de vue du timbre que de la puissance vocale déployée : la triade voix-harmonica-guitare acoustique, pauvre en timbres - aucune recherche acoustique chez Dylan pour qui la musique, minimaliste, n’est qu’un véhicule du texte, mélodie comprise, peu variée, peu travaillée, et servie par une voix nasillarde - est remplacée par le quatuor guitare électrique Fender Stratocaster et basse électrique tenues par Hendrix, guitare acoustique jouée par Nick Mason du groupe Traffic et batterie jouée par Mitch Mitchell. La musique, sans être exactement figurative, fait passer un vent de tornade sur l’auditeur saisi par l’aspect « stratosphérique » de l’interprétation : la musique souffle des cieux sur les terres, tout en appelant sans cesse l’auditeur littéralement soufflé à prendre de la hauteur, lequel peut aisément s’identifier au « joker » et au « thief » qui dialoguent dans cette chanson heureusement écrite sans la banale alternance couplet-refrain, mais véritable poème inspiré.

D’une simple chanson aux paroles puissantes, Hendrix fait une pièce de musique extraordinaire, fidèle en cela au geste jazzistique qui se fait fort de magnifier de simples chansons. Cette pièce fait partie de quelques compositions qui ne donnent pas lieu à des improvisations dantesques, contrairement à HearMy Train a Comin’, Red House ou encore Machine Gun.

On a là un processus créatif qui peut être rapproché de ce que firent certains compositeurs européens, de Schubert à Bartok, en passant par Kodaly, Smetana, Moussorgski (liste non exhaustive), qui tous reprirent des mélodies populaires qu’ils harmonisèrent et magnifièrent dans des compositions qui font désormais partie du « grand répertoire ».

Il s’agit dans tous les cas de sublimer un potentiel musical, ce que seules permettent, effectivement, la virtuosité instrumentale et l’excellence compositionnelle, à laquelle, dans le cas du jazz et du rock, et singulièrement de Jimi Hendrix, s’ajoute une capacité d’improvisation hélas perdue depuis deux siècles dans la musique dite classique (Beethoven et Liszt étaient de grands improvisateurs…).

On se souvient des variations infinies que John Coltrane imprima au thème de MyFavorite Things ; au même niveau de complexité, nous avons les diverses interprétations de Machine Gun, une composition originale, cette fois, qu’Hendrix interpréta trois fois lors des fameux concerts du Nouvel An avec le Band of Gypsies, ce groupe de fortune monté pour honorer un contrat discographique avec la firme Capitol. (La malheureuse affaire du contrat léonin signé avec Ed Chalpin, avant qu’Hendrix ne s’envole pour l’Angleterre…). 

Loin de tout mythe prométhéen, loin du musicien voleur de Feu, Coltrane, Hendrix, Morrison, Janis Joplin, Grace Slick, et bien d’autres, ont été les fils et les filles de leur temps, sans qu’ils soient besoin d’en faire des héros de la guitare ou de la voix, comme le propose ad nauseam une doxa journalistique à longueur d’articles. Leur musique et leur chant parlent d’eux-mêmes !

Quelque chose fut vécu qui s’entend dans la musique, un désir de liberté au risque de la mort : Stone free to ride the breeze !

Mais la liberté, qui s’en soucie encore de nos jours ?

 

Jean-Michel Guyot

28 mars 2023

 

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