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A une mandoline
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 Article publié le 5 août 2010.

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« Mais de même que l’écriture se lit sous l’espèce d’une chose, d’un dehors de chose se condensant en telle ou telle chose, non pour la désigner, mais pour s’y écrire dans le mouvement de houle des mots qui toujours vont, le dehors ne se lit-il pas encore comme une écriture, écriture sans lien, toujours déjà hors d’elle-même : herbe, écrite hors l’une de l’autre ?

Maurice Blanchot, Le dernier à parler.

Sa mère, comme de coutume, récurait une fois par semaine les sols de la maison où il vivait quand il était enfant. Alors, il pouvait voir, en action, ses mains rêches, desséchées par l’eau de Javel ; c’étaient des mains sèches et noueuses, et promptes à saisir avec une grande force. Malheur à celui ou celle qui aurait tenté de lever la main sur l’enfant qu’il était ! Elles auraient brisé net l’importun… C’était du moins le sentiment qu’il en avait alors. Il les regardait avec attention aussi quand elle épluchait les légumes ou bien quand elle empoignait une casserole de lait chaud… Il voyait sa mère faire preuve d’une grande détermination dans les gestes les plus simples et les plus anodins de la vie de tous les jours. Il admirait sa rapidité et sa précision dans l’exécution des tâches les plus humbles. Le mot humilité, il était alors à cent lieues d’en connaître le sens. Seule importait dans sa vie d’enfant l’assurance que manifestait sa mère quand elle faisait la cuisine ou quand elle le lavait. Il ressentait un sentiment de sécurité absolue en présence de sa mère. Ses mains, plus nerveuses que puissantes, contrastaient en apparence seulement avec la gentillesse qui irradiait si souvent de son sourire. Quand elle souriait, elle avait les yeux qui pétillaient d’intelligence. Plus tard dans sa vie, il devait retrouver cette lumière dans les yeux du musicien qu’il aimait le plus, Jimi Hendrix… Il ne regardait pas sa mère sourire : elle lui souriait comme le soleil chauffe la terre, et il était cette terre bénie des dieux. La puissance tutélaire de sa mère s’exerçait vraiment dans tous les coins et recoins de la maison où il faisait bon vivre en ces temps difficiles. Ses mains exprimaient toute la sollicitude dont une mère est capable. Il lui semblait qu’elle était partout présente dans la maison, même quand elle était absente de la pièce où il se trouvait. Il ne se sentait jamais abandonné quand il était seul. Avec elle, très tôt, il avait appris à aimer ces moments de solitude, gros de retrouvailles et de câlins. Il n’apprendrait que plus tard l’étendue des sacrifices consentis par ses parents pour son bien-être…

Il jouait des heures durant autour de la maison, dans les allées de cailloux blancs du jardin ou bien dans la terre, une bêche ou une pioche à la main. Quand c’était la saison, il cueillait aussi des fruits mûrs ou trop verts ! Il manipulait de vieux outils rouillés, rêvait de faire du feu, gambadait au hasard en fredonnant, composait des bouquets de fleurs de trèfle pour sa maman…

Un jour qu’il était à deux pas du grand portail vert, il regardait avec admiration son père fendre du bois qu’il rassemblait dans un grand panier en osier. Son travail terminé, son père, dans la hâte d’en finir sans doute, avait soulevé cette brassée dos courbé, et ce qui devait arriver arriva… Un gémissement prolongé qui venait du fond de la gorge, le dos cassé en deux. Ce qui avait frappé l’enfant, c’était le gémissement de son père qui avait résonné comme un appel au secours, poussé quand il était déjà trop tard. Il n’en avait pas cru ses yeux et ses oreilles. Son père était cassé en deux à cause de sa maladresse. Au lieu de soulever dos droit, il avait courbé l’échine, ce qui avait été fatal pour son dos… Un gémissement, et puis son père cassé en deux, incapable de se redresser, cette image incroyable d’un père fort comme un dieu qui maintenant souffrait le martyre ! Image difficile à supporter, à admettre.

Maintenant encore, il voyait distinctement dans son souvenir la robe de chambre noire, à carreaux rouges et verts de sa mère prostrée dans l’unique fauteuil de la salle de séjour. Elle ne bougeait pas. Son père, gentiment, lui expliquait qu’il fallait laisser maman tranquille parce qu’elle avait très mal. C’était vrai, ses yeux étaient au bord des larmes. Il ne comprenait pas cette douleur dentaire qui tourmentait sa mère ; il s’arc-boutait contre ce phlegmon atroce qui faisait souffrir sa mère. Entre chair et gencive, un combat absurde faisait rage dont sa mère était le foyer involontaire. Elle avait posé sa main gauche sous son menton, le bras appuyé sur le fauteuil. Elle ne luttait pas contre la douleur ; elle la subissait en silence, la mâchoire gonflée par l’abcès. Son père restait debout à ses côtés. Il ne savait pas quoi faire ni quelle contenance prendre. Il était impuissant à soulager sa mère ne serait-ce qu’un peu. Il avait lui-même souffert à trois ans de terribles otites qui avaient eu raison, en partie, de son oreille droite. Il n’entendait pas bien d’une oreille, ce qui l’avait amené à déformer les mots dans les premiers temps. Il n’y avait rien à faire, c’était irréversible. Il fallait lui parler en se tenant à sa gauche pour qu’il entendît au mieux… Il en était devenu taciturne et renfermé. Aucune tristesse à proprement parler, mais un goût prononcé pour la réserve. Il préférait écouter attentivement les autres avant de parler à son tour. Il ménageait sa mâchoire… Il ne savait pas encore que le maxillaire inférieur était mal implanté, ce qui devait à terme provoquer des acouphènes. C’est en parlant beaucoup plus que de coutume, au début qu’il enseignait, que le mal s’était déclaré. Il entendait mal, et parler trop longtemps et trop fort lui donnait des bourdonnements d’oreille !

Lui aussi connaissait l’impuissance, de longue date. Mais il y avait des joies. Quelque temps avant l’accident de son père, il avait déniché au grenier une mandoline en triste état que son père avait réduite en morceaux pour en faire du petit bois ! Il avait demandé à sa mère où était la mandoline. Son père en avait fait du petit bois, sans savoir qu’il aimait jouer avec. Il ne pensait pas à mal. L’instrument était mal en point et traînait dans le grenier…C’était un grenier spacieux, une espèce de chambre mansardée. Une lucarne y donnait sur le ciel, et sur le parquet usé, presque gris, on trouvait, posés avec soin, des oignons et des pommes, des noix et des coings. A ces odeurs agréables de fruits mûris se mêlait une poussière âcre qui flottait constamment dans l’air de cette pièce lumineuse ; elle flottait dans la lumière qui tombait de la lucarne en une chute sans fin. Il y avait cette féerie silencieuse qu’il ne se lassait pas d’admirer : la poussière habitait la lumière…Un jeu sans fin dont ses yeux d’enfants ne se lassaient pas avant un long temps. Quand tout de même il se lassait de regarder cet univers en suspension dans l’air et la lumière, bien assis contre la cloison du grenier, il prenait la mandoline sur ses genoux. Elle était froide ; ses reflets acajou lui donnaient envie de caresser ce bois froid. Elle était sans âge, comme si elle avait été posée dans le grenier de toute éternité… Il ne lui restait plus que deux cordes, mais c’était sans importance… Sous ses mains et sous la protection de son regard, elle était un objet fascinant, fragile et austère qui cachait en son sein une promesse d’intimité tendre, en dépit des sons aigrelets qu’il en tirait au hasard, comme malgré lui. Cet instrument avait un ventre ouvert par où regarder quelque chose d’invisible. Les sons aigrelets qui sortaient de son ventre contrastaient de façon saisissante avec la rondeur d’amande douce qu’il effleurait quand il prenait à pleines mains le corps de l’instrument. Il posait aussi fortement ses doigts sur le manche, ce qui lui donnait l’impression agréable d’être l’unique propriétaire de cet objet compliqué. Il produisait des sons, des bruits plus que des notes justes… Des bruits entre bois et métal qui n’avaient rien d’étranges. Comme au bord de l’eau, quand il lançait des galets plats pour les faire ricocher sur l’eau lustrale de la rivière, il prenait conscience de lui-même dans l’inconscience de ses jeunes années… Bien calée entre ses jambes qui devenaient froides au contact prolongé du bois, la mandoline se laissait faire ; ses doigts malhabiles lui soutiraient des sons discordants dont il s’enchantait… Il en avait voulu un peu à son père d’avoir détruit ce jouet insolite. Le grenier sans la mandoline n’avait plus tout à fait le même charme. Bientôt, ce serait au tour de la maison toute entière d’être rayée de la carte. De perte en perte, son enfance s’en est allée. Il ne reste plus rien. L’absence de sa mère lui pèse. Un jour ou l’autre, le moment viendra où lui aussi disparaîtra, et avec lui le sens de tout ça, cette existence au jour le jour qui l’enchante quand tout dépend de lui ou bien lui pèse quand il ne contrôle pas les évènements… Il garde le sentiment de légèreté, l’image de la poussière qui danse encore dans la lumière, les sourires de sa mère, le souvenir des balades en compagnie de son père au bord des rivières… Un ensemble de bonnes choses, vécues dans le bonheur ou le malheur, et qui lui donnent encore maintenant, jour après jour, le goût de vivre une vie qui conserve en son for intérieur toutes les saveurs et les odeurs de son enfance, une belle enfance passée entre la parole rectrice de son père et la pensée protectrice de sa mère. Impossible de tirer un trait sur ce passé. Il habitait, par un heureux hasard dans une rue peu passante qui s’appelait rue de Trey, au 44… Ce lieu et ces chiffres, il les ressentait encore maintenant, malgré l’éloignement des années, comme le commencement d’une libération. Il était libre à présent. Libre d’y penser, libre de l’oublier…

Jean-Michel Guyot

 

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