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 Article publié le 9 juillet 2009.

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L’ Exhyle 1/2

Première partie

 

Ce soir là du 21 juin 1976, une atmosphère particulièrement fébrile régnait au quartier latin. Etait-ce l’effet d’un courant de folie collective ou l’effervescence qui s’était emparée du cerveau survolté de Marc ?

 Comme souvent le soir, descendu de son repaire campagnard des « Lilas », il arpentait le Boul’Mich en quête d’imprévu. Il savait intimement qu’il allait se passer quelque chose d’insolite, s’étant lui-même mis en scène sur ce théâtre d’ombres qui bientôt prendraient formes humaines et lui donneraient la réplique, l’invitant à jouer un rôle dont il ignorait encore la teneur. Il suffit pour cela de ne se raccrocher à aucun repaire précis, cloisonnant l’esprit, et de se laisser porter par la foule, mer houleuse remplie de créatures avides de jouir de l’heure présente ; ne sachant encore s’il serait la proie ou le prédateur.

A l’angle de la rue de la Huchette, il rencontra Jean Loup, le peintre fou, le plus souvent bourré, dont le regard noir, animé d’une flamme inquiétante, vous fixait sans pudeur. Il était flanqué de Myriam, sa bonne âme dévouée, assistante sociale de profession, à la patience d’ange.

Imprévisible et souvent génial dans son délire éthylique, Jean Loup se mit à pisser sur le trottoir selon un schéma bien précis, prenant Marc à partie :

-« Il n’est pas beau mon « Mathieu » ? s’écriait-il !

Riant de bon cœur, Marc lui lança qu’il devrait faire une expo. de ses œuvres les plus folles. Picasso n’a-t-il pas dessiné avec un tison ardent promené dans une pièce entièrement sombre ?

-« Sublime ! s’exclama le peintre, cette sortie inspirée ça vaut bien un dernier verre !

Là-dessus Myriam l’entraîna, faisant remarquer qu’il avait déjà assez bu, qu’il fallait rentrer se reposer, sinon il ne serait même plus capable de lui faire l’amour.

Après avoir quémandé deux tickets de métro à Marc, il la suivit docilement, tant une profonde tendresse liait ces deux êtres.

Pour Marc, le visage ravagé et flamboyant de Jean- Loup, qui au demeurant ne manquait pas de talent lorsqu’il s’astreignait à une ascèse créatrice, avait toujours été associé à un autre dément , l’auteur tourmenté de « La Cathédrale » et de « l’Oblat » : l’écrivain J.K. Huysmans.

 

Un peu plus haut, sur le trottoir du Boulevard St Germain, à mi-chemin de la Place de l’Odéon, se produisait Michel P. le magnifique. C’est souvent cet endroit qu’il choisissait, sorte de bief entre les deux déversoirs du carrefour et de la place, pour exercer son talent de peintre des rues. En effet, pour assurer sa matérielle, celui-ci croquait les portraits des belles promeneuses friquées, avec une grande maestria. Debout, tenant son carton d’une main et dessinant de l’autre. Il en sortait une œuvre étonnamment vivante et forte que ses modèles emportaient comme un trophée.

De taille moyenne, bien campé sur ses pieds nus, chaussés été comme hiver de sandales indiennes, vêtu d’habits amples et harmonieux aux teintes douces, obtenues à l’aide d’extraits de plantes et de poudres minérales, agrémentés de phrases sacrées en sanscrit telles que « Aoum » ou quelque autre mantra, il ne passait pas inaperçu. La barbe d’un châtain roux, bien fournie et soigneusement taillée à la royale, le front toujours levé, le regard fier, comme si le doute et la fatigue n’eussent eu aucune prise sur lui, il était baigné d’une aura quasi biblique.

Marc n’était pas le seul à être fasciné par ce maître spirituel au petit pied, fréquemment entouré d’une cour de jeunes disciples, à qui il prétendait enseigner la méditation et la science des signes et des symboles, fort de ses nombreux séjours en Inde, dans les Ashrams, où il avait été, selon lui, initié à la sagesse.

 Il ne s’asseyait jamais dans les bars et donnait ses cours, soit dans les squares sur les bancs publics ou bien sur les quais de Seine, au Vert Galant, ou au bas du parvis Notre Dame, où tant de jouvenceaux et de jouvencelles s’agglutinent pour découvrir la vie et s’émanciper.

Or, ce qui rendait encore plus rayonnant le personnage, c’est l’amour fou que lui portaient certaines des plus belles filles du quartier.

Marc nourrissait une sincère admiration pour cet être olympien qui semblait dominer la vie et conférait à tout ce qu’il touchait une coloration idéale. En passant, il ne manqua pas de le saluer avec sympathie et se vit gratifié d’un clin d’œil complice.

-« Si j’en crois les théories avancées par notre prophète, se dit Marc in petto, le fait de l’avoir croisé ce soir est un très bon présage.

Cette pensée le fit sourire malicieusement et faisant volte face, il rejoignit le Boul’Mich’, qu’il remonta allègrement.

 

Presque arrivé au « Luxembourg », il tomba sur Annick, l’extravagante walkyrie. Svelte, élancée, telle une funambule, au visage emprunt d’une spontanéité juvénile, elle parcourait le quartier suivant un fil d’Ariane qu’elle y avait elle-même déroulé selon son inspiration. Elle s’enorgueillissait d’être encore pucelle, bien qu’ayant plus de vingt ans et plongée dans un milieu dissolu ou les occasions de se perdre ne manquent pas pour une jeune fille agréable à voir et livrée à elle-même. Elle se gardait pour un amour pur, avec un type idéal, sosie du Christ, qui allait croiser sa route et à qui elle était destinée, disait-elle. Elle vivait de « manche », avec la désinvolture qui lui était propre, quelques fois flanquée de son Chevalier Défendar. Ce sombre personnage se répandait en propos acides, prêt à proclamer la guerre sainte pour défendre ses convictions religieuses qu’il prétendait zoroastriennes. En fait, entièrement prisonnier de ses contradictions, un jour on apprit que notre prophète réformateur avait tenté de se suicider et s’était réfugié dans une sorte de secte, en Provence. Rien ne semblait devoir rapprocher ces deux êtres, si ce n’est leur parti pris de se refuser à toute compromission, lui par orgueil, elle par une naïveté qu’elle assumait pleinement.

Mais aussi incroyable que cela puisse paraître, quand Marc revit Annick quelques années plus tard, elle avait épousé un Suédois : grand, blond, aux longs cheveux tombant sur ses nobles épaules, qui réellement aurait pu tenir le rôle de Jésus Christ super star. En attendant, sa profonde conviction la protégeait de tout accommodement et de toute turpitude.

Marc avait toujours plaisir à rencontrer Annick, qui de son côté appréciait sa compagnie. Il en était un peu amoureux et se complaisait à ces échanges platoniques qui excitaient son imagination et flattaient les nobles élans de son cœur.

Souvent ils avaient couru les rues ensemble, devisant à bâtons rompus, d’un pas leste, car Annick, tel un oiseau des îles, ne restait jamais en place une seconde. Ce soir là, il la suivit jusqu’en haut de la rue Cujas et la laissa reprendre sa course endiablée.

 

* *

*

Mais parlons un peu de Marc. Il est installé dans un modeste pavillon des « Lilas », entouré d’une friche, qui fut jadis un verger et un potager modèles. Sa grand’tante le lui a légué lorsqu’elle s’est décidée à ne plus vivre seule, et a rejoint sa fille et son beau-fils dans leur maison familiale à Marseille. Elle pensait que cela l’aiderait à poursuivre ses études. Pour le moment, Marc travaille à mi-temps comme Infirmier à la Salpetrière, et le reste du temps est sensé suivre des cours à l’Ecole de Médecine. Mais une toute autre ambition l’habite. Il veut vivre sa vie et la partager avec des êtres innombrables, au moins aussi passionnés que lui, qui foisonnent dans l’immense métropole.

 

Marc n’a pas découvert le quartier, il y est entré comme chez lui un beau soir de juin 1971. Son instinct l’a fait s’asseoir au « Bucy » en fin d’après-midi, heure où il y a encore quelques tables de libres en terrasse. A peine entamait-il son demi, par petites lampées afin de le faire durer plus longtemps, qu’un jeune homme à l’aspect d’un éphèbe grec de la haute époque, vêtu avec élégance mais sans affèterie, lui demanda s’il pouvait s’asseoir à sa table.

-« Vous attendez quelqu’un ?

-« Non ! Asseyez-vous donc ! 

-« Nikolaos !

-« Marc !

Le garçon s’est pointé Illico. Il fallait commander et payer sitôt servis. 

-« Un autre demi, lança Nikolaos. On peut se tutoyer ? Tu sais, les philosophes grecs, les poètes de ces temps glorieux se tutoyaient tous et recherchaient la perfection dans la beauté des échanges intellectuels autant que sensuels. Toute la ville était une vaste acropole où hommes et dieux dialoguaient ensemble. Moi, tu sais, j’aime beaucoup les femmes, je les trouve toutes divines, comme Vénus lorsqu’elle est sortie toute nue de cette énorme coquille saint jacques. Mais je voudrais aussi redonner une réalité, une présence au génie grec qui a inspiré toute notre culture occidentale. J’ai recueilli dans les villages de mon pays, quantité de contes et légendes de tradition orale, qui remontent à des temps immémoriaux. Eh bien ! Ils débouchent tous sur la même vérité profonde, sous jacente à l’incessante agitation des hommes et leur histoire mouvementée. Je fais des études là-dessus.

Marc enchaîna 

-« Moi aussi, j’ai toujours soutenu que le dialogue platonicien était le moyen le plus sûr et le plus efficace pour aborder la culture et l’approfondissement de la connaissance, qui mènent à la libération de l’être humain. Socrate, qui se disait accoucheur des âmes, est bien plus réel dans son idéale abstraction que tous les prophètes, guides religieux, meneurs de peuples, dans leur écrasante réalité historique. Au lieu de libérer l’homme de la caverne aux ombres chinoises, ils n’ont fait que les enfoncer davantage dans le mirage des dogmes soi-disant salvateurs, des conduites normalisées par des lois imposées, ce qui les a amenés à s’entretuer pour défendre des croyances erronées, qui ne font qu’accroître la puissance des nantis, tout pleins de leur importance et de leur orgueil et des guides religieux fanatiques.

Tout en parlant, Marc observait que Nikolaos ne perdait pas une miette du spectacle de la rue et savait mieux que quiconque apprécier la beauté des corps des jolies promeneuses.

C’était le type même du séducteur né, dégageant une absolue assurance de comprendre la femme et de la combler au-delà de ses désirs. Et il avait gardé un côté candide qui le rendait plus séduisant encore.

Déjà des échanges de regards complices avec deux jeunes snobinardes en goguette, assises à une table voisine, risquaient de faire basculer la soirée dans une course effrénée au plaisir.

A ce moment apparurent comme par enchantement, Petit Michel et Wanda, deux des meilleurs amis de Nikolaos, et la soirée allait prendre un tout autre cours.

Wanda, à l’harmonieux visage, structuré tel un portrait de Dürer, aux longs cheveux blonds ondulés, dégageant une énergie vitale peu commune, éclipsait toute autre présence féminine par son rayonnement magnétique. On hésitait entre l’amazone, la pythie et la messaline.

Petit Michel lui, avait tout du farfadet espiègle. Les yeux rieurs, un tant soit peu hallucinés, un nez aquilin, les lèvres dessinées comme un pétale de rose, le visage d’un bel ovale allongé, tel qu’on se représente Mercure, le messager des dieux. De la maigreur caractéristique des poètes funambules qui hantent les milieux désœuvrés et précieux des grandes métropoles, où la présence insolite de quelque bouffon qu’on rémunère d’un café crème et d’un croissant n’est pas pour déplaire, flottant un tant soit peu dans ses habits, obtenus gratis dans quelque œuvre de charité, il inspirait non pas la pitié, car il semblait parfaitement satisfait de son sort, mais une sorte de tendresse tutélaire.

Marc fut saisi illico par l’impression de joie profonde et débordante émanant de la réunion inopinée de ces trois êtres, pourtant si différents les uns des autres. Cela tenait de la complicité tacite des bandes de jeunes à tendances anarchistes des quartiers à risques et d’une qualité d’âme particulière qui, en fusionnant, renforçait et exaltait leur rayonnement propre, qui prenait le pas sur les influences sournoises et provocatrices du milieu ambiant.

Aussi Marc fut-il flatté lorsque Nikolaos le présenta :

-« Un copain ! »

Donc, sous-jacent à ce pandémonium de vies humaines jetées pelle-mêle semblait-il dans un complet chaos, un ordre régnait, s’inspirant des affinités électives.

 

Petit Michel se mit à délirer :

 -« En remontant le Bd St Michel, j’ai vu les lumières des réverbères se changer en de grandes fleurs d’espace qui m’attiraient littéralement, c’était hallucinant. Les gens étaient comme des pigeons multicolores picorant les grains de lumière prodigués par les réverbères astraux.

« C’est que j’ai découvert une vérité très, très importante. J’ai tout compris, par une sensibilité qui excède de loin la sensibilité ordinaire. Nous allons vers la quatrième dimension, ouvrant les portes à « n » dimensions. J’ai eu la révélation scientifique et philosophique d’un monde exponentiel qui se développerait en une figure géométrique hyper complexe, et j’étais traversé par un fluide inouï qui éclairait mon esprit d’une lucidité supra humaine. 

Il tira un cahier de sa poche et l’ouvrit sur un dessin représentant une sorte de damier.

-« Tout est là dit-il d’un ton prophétique. Chaque case représente une qualité, un pouvoir, un destin. C’est la trame de notre existence qui reflète l’évolution grandiose de l’univers exponentiel. Je ne sais pas encore combien il y a de cases, mais je sais que chacune est virtuelle. Suivant l’intensité de notre attention elles s’animent, repoussent les autres pour se développer en « n » dimensions, et nous en sommes les magiciens. »

 Puis, sautant du coq à l’âne :

 -« Bientôt, nous aurons développé une telle force magnétique que personne ne pourra plus nous ignorer. Nous aurons un pouvoir absolu sur nous-même et sur les autres. Il nous suffira de penser à une chose pour qu’elle se réalise. Nous serons la force magnétique du quartier, nous communiquerons à distance par télépathie, nous nous parlerons à travers l’espace. Nous aurons une telle influence qu’un immeuble, une rue, un quartier basculeront dans la quatrième, la cinquième dimension et nous en serons les officiants. »

Puis soudain, en pleine crise de mégalomanie :

-« Ecoutez-moi bien ! Il suffira que l’un de nous se trouve à Montparnasse, un autre à St Michel, un autre au Luxembourg en permanente communion parapsychique pour que nous jetions un filet sur le quartier. Ce sera faramineux, faramineux ! »

Pendant tout ce temps Wanda, qui était très amoureuse de Petit Michel, le regardait fascinée et protectrice à la fois. Elle lui prit les mains pour le calmer car on avait l’impression que son âme, ou ce qui en tenait lieu, allait faire un bond hors de son maigre corps.

Nikolaos ne se départait pas de son calme olympien, ce qui faisait dire à Wanda qu’il était opaque.

Puis Wanda demanda à Marc quelles étaient ses impressions ?

-« Je vibre avec vous, répondit-il, j’ai une certaine connaissance des mondes occultes par mes lectures, par certaines expériences que j’ai été amené à faire, seul ou en compagnie d’autres chercheurs. D’ailleurs je me suis toujours considéré comme une sorte d’extra-terrestre, un chevalier légendaire qui vivrait sa saga en plein vingtième siècle. 

-« Oui ! s’enthousiasma Petit Michel, je vois ton aura, toi aussi tu es magicien.

Ce disant il le fixait dans les yeux jusqu’à s’en faire pleurer.

-« Je vois de belles couleurs autour de toi, du jaune soleil, du bleu, du bleu ! Oh ! c’est minou, minou, minou ! »

Il se mit à rire convulsivement et se cacha la tête dans les bras de Wanda.

-« Michel, expliqua Wanda, arrive à des états de conscience étonnants, j’en suis même effrayée de la vitesse où il va. Chaque matin au réveil nous méditons une heure ou deux. Le temps n’a plus d’importance. Michel en se concentrant arrive à des visions si fortes qu’il en a de vraies crises de convulsion. Et il invente de fabuleuses histoires, que j’écoute fascinée, comme s’il avait le pouvoir de recréer un monde où les humains pourraient réinventer le paradis. 

-« Oui ! explosa Michel, c’est avec un magnétophone qu’il faudrait composer des poèmes, ce serait faramineux, des poèmes de méga-minous. 

Minou pour lui signifiait tout ce qu’il y a de beau et de bon.

Puis il se tut, sans doute épuisé par la force psychique qu’il avait déployée dans ses tirades.

Wanda tira un livre de son sac, qu’elle ouvrit avec la plus grande dévotion. De nombreux passages étaient soulignés.

 -« Le Matin des Magiciens, releva Marc aussitôt. 

-« Oui ! Tu l’as lu ?

-« Je n’ai encore fait que le parcourir, mais je compte me le procurer incessamment.

-« Tout le monde devrait avoir lu ce livre !

Elle nous lut au hasard l’évocation de la théorie du froid chère à Hitler, lequel était persuadé qu’il gagnerait la guerre contre les Russes au plus fort de l’hiver comme le lui avait inculqué son maître spirituel, cet astrologue diabolique qu’il consultait avant toute action d’envergure. Puis elle enchaîna sur l’exil de Rudolf Steiner en Suisse à la suite de l’incendie de son Goeteanum, l’extraordinaire rayonnement de ce magicien blanc gênant la montée des forces du mal incarnées par Hitler.

-« Voici un livre qui fait chanceler le monde sur ses bases, qui remet en question toutes les théories plus ou moins étriquées des scientifiques et des philosophes traditionnels et les replace dans leur vraie signification magique, psalmodia-t-elle. Il nous ouvre à ces grands courants qui règlent l’évolution de notre univers comme de nous-mêmes. Les forces vives du destin, les influences des astres qui règlent notre corps cosmique, la présence occulte d’esprits guides qui éveillent notre conscience et inspirent notre comportement. Tout cela on le comprend par ce livre, j’en suis bouleversée. Il rend manifeste que nous sommes à un tournant de l’humanité, que cette transformation profonde s’opère autour de nous, sans que nous nous en rendions toujours compte, à moins que nous devenions nous-mêmes des voyants.

A ce moment Nikolaos, qui au demeurant n’était pas fermé à l’évocation de ces mondes parallèles et avait écouté avec une intense concentration, regarda sa montre et ramena le petit groupe à des considérations plus terre à terre.

-« Il faut que je sache où je vais dormir ce soir. Je passe un coup de fil à Martine pour voir si elle est chez elle. Je l’ai laissée un peu tomber depuis la rencontre de Christelle. Enfin sinon, Wanda, je te demanderai de m’héberger encore pour ce soir.

Il s’en suivit une discussion très animée sur leurs arrangements et leurs combines, d’une complexité extrême, et Marc eut tout le loisir de méditer sur la tournure qu’allait prendre son long périple au quartier.

« C’est mon propre milieu que je découvre ce soir à travers eux trois, pensa-t-il. Je ne suis pas totalement comme eux, je travaille pour assurer ma matérielle, mais dans le fond je leur ressemble. Je me garde de toute ambition aliénante ; les milieux bourgeois et intello m’ennuient ; la politique me dégoutte ; je rejette aux orties toute appartenance religieuse, donc il ne me reste que ceux que l’on nomme à tort les paumés. Leur statut est très ambigu, à mi-chemin entre la vocation seigneuriale et le parasitisme. Ils se servent de leurs charmes, de leurs dons pour s’imposer en marginaux, mais combien ils sont attirants par leur non adhérence à quelque parti que ce soit. Et cela demande un certain courage. Je ne les classerai pas non plus comme des viveurs, car un profond sens mystique les anime. Ils sont la fantaisie, l’imagination incarnées. Comme des papillons, des oiseaux rares, des insectes multicolores et inutiles au demeurant, ils donnent un sens magique à notre monde si terne dans son organisation rationnelle.

Il se surprit à dire :

 

 

-« Ils sont minou, minou, minou ! » et il éclata d’un rire homérique.

 Ses trois amis le fixèrent en écarquillant les yeux.

 Alors Marc se lança dans la relation de son propre délire pour ne pas être en reste avec eux.

-« C’est que j’ai moi aussi mes fantasmes et j’y suis attaché comme l’esclave à son maître, le gui à son chêne, le lierre à son tronc. Je crois profondément que tout ce qui nous arrive est provoqué par notre propre adhésion aux événements et s’insère dans un ensemble cohérent. Mais notre libre arbitre joue un rôle dans l’acceptation ou le rejet de ce que la vie nous propose. Et je me disais que nous sommes mêlés à une vaste farce, un délire de fourberies et d’évènements tragi-comiques qui nous occupent à temps complet. Ainsi je pense que le hasard n’est hasard que par notre peu de compréhension des lois qui régissent l’univers. Ainsi ce fut pour moi un immense plaisir de vous avoir rencontrés ce soir et je ne pense pas que ce soit gratuit. Nous aurons bien d’autres occasions de délirer ensemble.

Il s’apprêtait à les quitter lorsque Wanda aperçut John le gentil dealer.

-« J’ai fini ma tournée, annonça-t-il, et il me reste un cube. Si tu veux, nous irons planer dans mon loft. Amène tes copains !

On avait fini la soirée dans une drôle de piaule, un ancien couloir aménagé en chambre d’hôtel : sans fenêtre, flanqué de deux portes dont l’une avait été condamnée. De nombreux posters psychédéliques étaient punaisés aux murs pour en cacher la décrépitude. C’est là que John préparait son petit trafic et aimait à s’entourer d’amis pour une fumette bien innocente où l’on planait allègrement en tenant des propos glorieux sur les grandes choses qu’on allait réaliser dans un proche avenir.

Cette nuit là, Marc eut un peu de mal à retrouver sa 2 C.V., ne sachant plus très bien s’il l’avait garée rue Cujas ou rue de l’Université. Elle était d’un bleu pisseux comme presque toutes les 2 C.V. sorties d’usine. Il se jura de la repeindre en bandes jaunes et brunes comme une abeille, avec des antennes sur le capot et quatre petites ailes sur les portières.

 

* *

 *

Si vous interrogiez Marc sur la vie au quartier, il vous dirait qu’elle présente divers aspects fascinants qui en font un phénomène unique. Mais ne lui demandez pas d’entrer dans les détails d’une étude exhaustive, car cela risquerait de rompre le charme.

 « En fait, dirait-il, chaque individu qui fréquente un certain temps le périmètre du Boul’Mich, de St Germain, du jardin du Luxembourg, de la Contrescarpe et de tous les carrefours annexes, contribue à nourrir l’esprit particulier qui y règne, tout en étant lui-même profondément transformé. Sans doute est-ce ce climat de liberté, d’expression de soi exacerbée, d’assouvissement de ses propres instincts, les plus nobles comme les plus bestiaux, dans un milieu qui se prête à tous les excès, qui en ont fait ce lieu de fascination et d’envoûtement, dont la tradition remonte jusqu’au XIVme et XVme siècles, à l’époque des Rutebeuf, des Cyrano, des François Villon et de tous ces fieffés lurons, qui ont forgé à force d’audace et d’invention l’esprit français.

« Donc, le quartier, dirait Marc, par le prodigieux brassage humain qui s’y opère jour et nuit, par la présence des facultés, des nombreux cinémas, théâtres, caveaux, cafés-théâtres, bibliothèques, associations culturelles ou rituelles en tous genres, est l’athanor où les individus en perpétuelle genèse brûlent leurs scories, épurent leurs gangues, pour en ressortir conscients et forts, en pleine possession de leur identité.

 « Pour cela il faut se conformer à un certain esprit, fait d’une entière disponibilité, d’un manque absolu de repaires et d’une soif inextinguible d’apprendre et de participer.

 « Bien sûr ! ceux qu’un groupe social a phagocytés, n’auront pas cette chance d’errer au hasard et de se trouver dans des situations et avec des êtres surgis de nulle part, qui précisément vont contribuer à parfaire leur caractère et leur destinée..

 « Ceux-ci, vous les verrez chaque soir assis à la même table, à la même terrasse : au Flore, à la Rhumerie, à la Rotonde Montparnasse, dilapidant leur temps et leurs ressources, prisonniers d’une bulle chatoyante, reflétant l’éducation et les échanges polis que leur confèrent leur situation et leur milieu.

 « Est-ce à dire, poursuivrait Marc, que vous êtes condamné à toujours vous retrouver seul avec vous-même au quartier ? Non ! car un certain esprit de famille n’y est pas exclu. Mais cette famille n’est imposée ni par la naissance ni par le milieu social, elle s’élabore au hasard des rencontres, des échanges passionnels que suscitent les affinités électives. De sorte qu’au bout d’un certain temps il est impossible de passer une soirée au quartier sans rencontrer un frère ou une sœur sur sa route. Et cette fraternité s’élargit sans cesse, car chacun de ces individus hors classe est avide de nouvelles expériences, de nouvelles découvertes qu’offre un milieu ambiant d’une richesse inépuisable.

« Vous me rétorquerez, remarquerait-il, qu’il en est partout ainsi, que chaque individu, où qu’il soit, réalise un destin, est amené à jouer son rôle sur la scène mouvante du monde. Mais au quartier, tout va plus vite, tout évolue selon un rythme étourdissant. Chacun peut y imposer son originalité ou se perdre dans l’anonymat. C’est à vous de faire preuve de caractère, car c’est dans ce creuset que le plomb se change en or, les balbutiements du néophyte en sublimes poèmes, les banales rencontres amoureuses en fabuleuses sagas.

 

* *

 *

Mais reprenons Marc au vol, alors qu’essoufflé, il laisse fuir Annick, sa folle égérie. Il redescend la rue Soufflot, traverse au carrefour et pénètre dans le jardin du Luxembourg. Les dernières lueurs du crépuscule jouent avec les feuillages déjà enténébrés. Les allées se vident progressivement et bientôt les gardiens vont chasser les retardataires. Marc s’assoit sur un fauteuil de jardin sur la terrasse qui surplombe le bassin et, pénétré par le calme qui règne autour de lui, se laisse emporter par ses pensées.

Il vient de laisser filer Annick l’inaccessible, et soudain il se rend compte que sa vie sentimentale a pris un cours totalement irrationnel et dissolu depuis qu’il a quitté la Fac. de Médecine à Marseille. Pourtant, sa vie y était toute tracée. Il y partageait un studio avec Phybie, la gracieuse Phybie, qui comblait toutes ses aspirations. Très jolie fille, sa coquetterie innée se doublait d’une modestie de bon aloi. Fidèle dans ses sentiments, tout en se prêtant avec bonne grâce aux joutes de la séduction masculine, prévenante et attentionnée avec son compagnon d’élection dans le déroulement de la vie quotidienne, accordant à l’amour physique toute l’intensité et la plénitude qu’attendent deux être jeunes et ardents, elle était cet élément d’équilibre dans la félicité qui est le gage de la réussite d’une vie à deux, tant sur le plan de l’élévation sociale que de la parfaite harmonie familiale.

 Mais un vent de folie s’était emparé de Marc depuis qu’il avait décidé de quitter le midi et de tenter sa chance dans la capitale, et peu à peu il avait perdu le contact avec la seule femme qui eût pu le fixer dans sa vie.

Il appréciait bien davantage désormais les rencontres inopinées et les longs colloques avec des inconnus, qui s’ouvraient comme des livres précieux, pour révéler toute la richesse de leurs connaissances et de leur quête individuelle irremplaçable. Comme si Paris détenait une perle rare, un philtre magique, qui n’était peut-être qu’une illusion, mais qu’il voulait atteindre à tout prix.

La nuit avait épaissi son manteau sur les arbres du parc et Marc fut l’un des derniers à franchir la grille. Il longea le théâtre de l’Odéon, descendit la rue du même nom, atteignit la place et reprit le Bd St Germain jusqu’à la rue de Seine où il affectionnait particulièrement un Bar de Nuit : « Le Seine », sorte de point de repère, comme en ont tous les somnambules en quête d’aventure, ou les paumés, si vous jugez ce terme mieux approprié.

 

« Le Seine ! » Etait-ce un club de jeunes snobs assoiffés de mystère, un bouge fréquenté par des soiffards invétérés, un repaire de brigands et de trafiquants, un banal lieu de rencontres nocturnes et de rendez-vous entre amis ? Le patron y était très discret, il semblait inexistant, ou peut-être étions-nous si occupés par nous-même que sa présence passait inaperçue. C’est sans doute cette absence d’identité qui attirait un éventail d’individus très disparates, venant s’y poser un instant tels des albatros sur les mâts des long courriers. En tous cas, par les originaux qui le fréquentaient, ce café n’était pas banal et devait sans doute à sa position un peu retirée des grands axes sa trouble identité. Mais à toutes les époques, dans les recoins bien dissimulés des grandes capitales, n’y eut-il pas de ces lieux inclassables dont la présence occulte échappe à tout contrôle, où les plus grands vices côtoient les plus grandes vertus ?

 Il y avait bien sûr les piliers de comptoir, qui s’asseyaient sur les hauts tabourets du bar et buvaient demi sur demi jusqu’à perdre conscience et repartaient en titubant dans la rue. Marc une fois ou deux s’était laissé prendre au jeu, allant jusqu’au bout de ce délire éthylique, qui vous vide de vous-même pour un temps et ne résout rien de vos problèmes existentiels. Or parfois, la rencontre d’un copain particulièrement accro, vous entraîne à faire des choses qui ne sont pas votre tasse de thé. Et Rimbaud n’a-t-il pas préconisé le dérèglement contrôlé de tous les sens ?

Et puis, quand on est curieux de tout, on s’aperçoit que certains oiseaux de nuit ne s’assoient jamais en salle ou en terrasse mais préfèrent la position debout au bar ou juchés sur les hauts tabourets inconfortables où ils peuvent se tenir des heures en sirotant bières ou whiskys, qu’ils font durer, avec un sens parfait de la mesure, en devisant sur un ton souvent suffisant de leurs bonnes fortunes et des prouesses de matamores dont ils se vantent avec la plus profonde conviction. En général, celui qui reste en permanence au bar, a un besoin viscéral de s’affirmer et de dominer certains complexes d’infériorité ou simplement d’afficher un personnage qu’il ne peut assumer dans la vie courante.

Or ce n’était pas le cas de cet américain de Floride, Sylvester, investi de la double nationalité française et américaine, ce qui lui conférait une aisance particulière pour évoluer dans Paris. Lui aussi, habitué sans doute aux « Pubs » d’outre atlantique restait au bar. Il parlait avec assurance des films qu’il allait tourner, des scénarios qu’il préparait pour sa rentrée à Miami et immanquablement une superbe femme, rarement la même, du genre seizième snobinarde, un peu gênée de se trouver là mêlée à cette promiscuité, venait le rejoindre et, entièrement sous le charme de ce bellâtre, se laissait entraîner pour une soirée mondaine et une nuit à l’hôtel où elle pourrait tester les qualités physiques et mentales de ce superman au brillant plumage.

Il venait disait-il puiser l’inspiration dans les bars les plus typiques du quartier, où son aisance à communiquer avec quiconque le rendait très populaire, en lui conférant une sorte de notoriété bon enfant. Pour Marc, il était le reflet même d’un peuple dominant, en plein essor, le peuple américain, contrastant avec notre vieux monde affublé des pires complexes accumulés à force d’échecs et de restrictions, marquant les civilisations sur leur déclin. Mais il décelait aussi un certain vide dans la personnalité de ces heureux mortels, imbus d’eux-mêmes et pourtant imprégnés d’une certaine superficialité, due à leur manque de modestie.

Un autre américain, californien celui-là, était venu plusieurs soirs de suite tenir des discours invraisemblables sur le parvis du café. Disciple de Thymotei Leary, cet illuminé ventait les bienfaits du L.S.D, qu’il pratiquait assidûment, en une quête passionnée de Dieu. Pour lui, Dieu était tangible, il le voyait, lui parlait, entretenait des rapports avec lui comme avec le plus merveilleux des amants.

 Mais après tout, certaines personnes soutiennent bien, dur comme fer, qu’elles ont vu des ovnis, ont été enlevées par des extra-terrestres, ont fait l’amour avec eux. Alors pourquoi ne pas avoir fait l’amour directement avec Dieu ? Et qui pourra les contredire sans parti pris, la subjectivité étant le domaine particulier de chacun.

Cet américain, explorateur d’absolu, ne consommait pas au bar, il restait sur le seuil, attiré sans doute par quelque fluide et aussi parce que beaucoup de drogués faisaient ici un furtif passage.

Un soir, un type était mort d’une overdose dans les chiottes. Il avait fallu éclater la porte pour l’en sortir. Mais cela n’avait nullement troublé la quiétude des habitués, qui se targuaient tous de vivre dangereusement. D’ailleurs, un tel incident ne s’était plus jamais reproduit.

Marc, qui nous l’avons vu, nourrissait une vive passion pour tout ce qui débouche sur l’étrange et l’irrationnel, libérant l’esprit de ses entraves, avait écouté avec attention ce représentant exalté de la génération Beatnik, citant Ginsberg et Kerouac comme les précurseurs du grand bouleversement qui allait entraîner toute une jeunesse à se lancer dans une aventure sans précédent. Parcourant le monde en stop, se livrant à toutes sortes d’excès de boisson, de drogues et de sexe, organisant de fantastiques meetings, tels ces profondes méditations dans les forêts, ces fabuleux rassemblements comme Woodstock, Zabroisky Point, cette jeunesse débridée allait marquer son siècle.

Une réflexion approfondie amena Marc à faire le parallèle entre le mouvement surréaliste, d’inspiration essentiellement littéraire et artistique, qui avait touché avant tout une élite et s’était répandu dans le peuple par le truchement de la mode et d’une plus grande liberté d’expression ; et le mouvement hippie, qui avait secoué toutes les classes de la société, entraînant des jeunes de tous bords dans une débauche de liberté débridée. Et ce mouvement avait franchi les océans jusqu’en Europe où il faisait rage.

Ce n’était plus seulement des Rimbaud, des Gaston Couté, des Picasso, qui montaient à Paris pour y exercer leur talent et y réaliser leur rêve, mais des fils de paysans, d’ouvriers, des petites provinciales en mal de sensations fortes, des noirs venus du fin fond de l’Afrique, qui revendiquaient leur droit au progrès et transformaient Paris en un vaste lupanar, une cour des miracles à la sauce du XXme siècle.

 Que sortirait-il de ce brassage effréné ? A une époque où toute crainte religieuse ne trouble plus personne, où les règles de la morale traditionnelle sont fortement contestées, à quoi allait-on pouvoir se raccrocher ?

Marc, en fait, nourrissait une foi profonde en une providence sans failles, en un ordre spirituel et occulte infrangible qui règne sur chaque individu et sur l’humanité entière comme une main-guide aux myriades de doigts sensitifs et magiques. C’était là la solution qu’il proposait face au chaos apparent de notre monde humain.

 L’américain au L.S.D, lui, s’était brûlé du dedans. Au moins poursuivait-il une noble quête, la fusion en Dieu. A-t-il été refoulé dans un centre de soins aux grands drogués ou est-il mort en une extase mystique ? Son corps n’existait déjà plus, affectant l’aspect éthéré des ectoplasmes que font apparaître les médiums au cours des séances d’occultisme.

 

 * *

*

Le « Seine » était aussi un lieu de drague privilégié. Alors que les habitués se manifestaient réciproquement une grande réserve, leurs apparitions semblant se plier aux rites d’un cérémonial d’initiés, les nouveaux venus éveillaient aussitôt la curiosité et la convoitise.

Marc y avait rencontré Martine, sa compagne d’un été brûlant. Elle avait débarqué un soir, fuyant l’ennui sordide d’une banlieue ouvrière dont elle n’avait pas voulu révéler le nom. Elle était accompagnée d’une camarade d’école beaucoup moins jolie qu’elle, qui lui tenait lieu de chaperon. Marc, s’étant assis à leur table sur un échange de regards encourageants, avait appris que Martine n’était pas encore majeure, que son père, un ouvrier émigré, était très autoritaire et violent, que si elle dépassait une heure limite de rentrée au bercail, elle risquait fort de prendre une bonne tannée et d’être séquestrée un certain temps. Il lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, comme ça, par habitude, pensant bien qu’elle ne viendrait pas.

Elle était pourtant là le lendemain, seule, en avance, l’attendant avec une anxiété non dissimulée.

Allez savoir ce qui se passe dans la tête des filles ? Alors que nous les courtisons en aveugles, comme de gros pigeons stupides faisant la roue, au premier regard elles savent déjà ce qu’elles vont faire de vous et toute la confiance qu’elles peuvent vous accorder pour un échange amoureux.

Il s’en était suivi une relation pleine d’imprévu et de fraîcheur, la fillette étant pucelle et se prêtant avec une grande délicatesse et beaucoup de retenue au jeu de la séduction et de l’initiation. Marc s’était consacré entièrement à elle, profondément touché par l’extraordinaire pureté d’âme de sa compagne et alléché par la perspective d’être le premier à partager la vie amoureuse de cette princesse des mille et une nuits, ignorant tout de l’extraordinaire richesse de sensations qu’elle allait offrir à son amant présumé.

Ils avaient erré dans les rues en se tenant la main, s’étaient embrassés avec effusion sur les quais de Seine, et puis une fin d’après midi, il avait eu le droit de la déshabiller complètement et de la caresser partout dans son pavillon des Lilas, où elle avait consenti à le suivre, emportée par la 2 C.V couleur d’abeille.

Il avait fallu encore plusieurs rencontres pour qu’un élan irrésistible de passion réciproque les mènent jusqu’à l’acte suprême qui les avait comblés. Et puis, très peu de temps après, les vacances d’été touchant à leur fin, elle avait disparu de sa vie, sans doute récupérée par ce père réputé autoritaire et violent qui l’avait menacée plusieurs fois de la mettre en pension en province où il avait de la famille, pour la soustraire aux tentations de la rue. Marc s’aperçut alors que, porté par les ailes de la félicité, il avait négligé de s’enquérir de son adresse et qu’il ignorait jusqu’à son nom de famille.

Dépité, il fredonnait :

« Il n’y a pas d’après

« A Saint Germain des Prés,

« Pas d’après demain…

« Il n’y a qu’aujourd’hui !

C’est également au « Seine » qu’un soir, en arrivant, il avait vu sortir deux donzelles en furie, poursuivies par le serveur très en colère. Elles étaient vêtues de blanc immaculé, en robes de taffetas, garnies de force dentelles, avec des ailes attachées sur leur dos, également immaculées.

-« Nous sommes des Anges ! On ne veux pas de nous ! On nous chasse ! Nous sommes des Anges ! »

Marc, aussitôt pris au jeu, avait rétorqué :

-« Et moi je suis un Archange ! Lucifer en personne. »

Les deux fillettes s’étaient précipitées sur lui, l’avaient embrassé avec fougue, et bras-dessus bras-dessous on avait parcouru le quartier avec force rires et facéties de collégiens. Elles étaient déchaînées ! Arrivés devant le Pub St Germain, qui jouxte le Procope, nos deux fofolles voulaient à tout prix y entrer, prêtes à faire un nouvel esclandre. Alors Marc, bonne âme, usant de diplomatie, les avait fait passer pour ses filles, qui fêtaient l’anniversaire de l’une d’elle, l’aînée. Cela avait marché, bien qu’aucun d’eux n’accusasse un lien de parenté évident. Jamais elles n’étaient rentrées dans ce genre d’établissement et, intimidées, leur excitation était tombée d’un coup. Marc avait commandé pour lui un double scotch et deux coupes de glace pour ses filles présumées.

Mais il est des jours où un diablotin semble vouloir se gausser de vous et vous entraîner dans des jeux et farces des plus cocasses. En repartant Bd St Germain, ils étaient tombés sur une voiture genre phaéton, qui devait bien remonter à 1900, 1910, pilotée par deux messieurs en frac et chapeau huit reflets, qui se révélèrent par la suite être des cinéastes, décidés à faire leur cinoche à leur façon. Aussitôt nos deux anges fugueurs avaient pris d’assaut l’étrange équipage, prétendant qu’ils étaient descendus du ciel exprès pour elles et devaient les reconduire aux champs élyséens d’où elles tiraient leur origine. Après une visite très remarquée dans Paris, Marc ayant retourné sa veste côté doublure, remonté son pantalon au dessus des genoux et coiffé une casquette de chauffeur en vieux cuir, débusquée sous le siège arrière, pour faire plus vrai, on était remonté jusqu’aux Lilas pour y écouter de bons disques de jazz, danser et boire force bourbon, stocké dans le coffre du Phaéton. Puis les deux cinéastes étaient repartis tard dans la nuit. Marc et les deux fillettes s’étaient écroulés sur le lit, passablement éméchés, les ailes rangées au porte manteau et avaient dormi comme des anges en se tenant la main.

 La matinée était déjà fort avancée quand ils s‘éveillèrent et les deux diablesses avaient retrouvé toute leur espièglerie. Elles jurèrent qu’elles allaient manger chacune cinq croissants et boire deux cafés crème si leur archange avait la bonté de les amener dans une brasserie. Ce qu’elles firent, aux yeux éberlués du garçon de café qui ignorait que les anges pussent avoir un si bon appétit. Puis on avait pris le métro jusqu’à St Michel où Marc avait récupéré sa 2 C.V habillée en abeille, pour les reconduire jusque devant chez elles, dans un immeuble de grand standing, jouxtant le Parc Monceau.

Or, peu de temps après, l’une d’elles, Marie Thé, en robe légère, était venue frapper à la porte de Marc, était rentrée sans rien dire, avait regardé tout autour d’elle avec émerveillement, et s’étant déshabillée entièrement, l’avait entraîné sur la couche nuptiale, consommant l’acte de chair avec lui, sans doute pour le remercier de la nuit enchantée qu’ils avaient passée ensemble, entraînés à fêter les réjouissances de quelque culte dionysiaque. Et ç’en était resté là, leurs chemins ne s’étaient plus jamais croisés. Mais ce charmant souvenir hantait encore l’imagination de Marc. 

 

 

Editions de la Busserole

 francis.cappatti@gmail.com

 

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