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Entretien avec Cristina Castello
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 Article publié le 13 décembre 2004.

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" La poésie est la révolution de Dieu " (c.c.)

Cristina Castello, interviewée par Rodica Draghincescu au sujet de son livre " En écrivant la vie " <a href="#" En écrivant la vie ""> [1]

 

Cristina Castello, écrivain, journaliste (avec plus de 3.500 entrevues à des personnalités de la vie politique et culturelle du monde entier, présentatrice d’émissions à la télévision argentine), s’est engagée dans la lutte contre les injustices sociales et politiques de son pays,mais surtout il s’agit d’une femme passionnée de littérature. Je propose donc ici une sorte de présentation générale, suivie d’un questionnaire qui puisse situer ses expériences, ses chemins, visibles au cœur culturel de son peuple et aux regards de ceux qui de partout ailleurs l’admirent et la célèbrent.


RD : Vous avez toujours en considération l’ensemble des aspirations et déceptions de tous ( de toutes les histoires que vous avez vécues). Quel est votre projet idéologique ?

CC : Aujourd’hui les viscères du monde hurlent et je sens cela dans l’os de l’âme. Mais je suis encore impregnée, et pour toujours, des concepts du penseur argentin José Ingenieros, que j’ai lu à l’âge de onze ans. Par exemple, lorsqu’on jette des regards visionnaires sur une étoile et qu’on tend vers une très haute élévation impossible à atteindre, avide de perfection et rebelle à la médiocrité, c’est qu’on possède l’inexplicable élan d’un idéal. Ce sont des mots qui m’imprègnent telle la persistance des plantes grimpantes et qui palpitent encore en moi, à la manière de cette étoile. C’est ainsi que je n’adhère à aucun " isme " et j’abhorre ceux-là -la majorité parmis eux- sans soutien axiologique, et de caractère purement instrumental. Je n’ai rien à voir avec les droites, certes, mais je répudie de même tout dogmatisme qui emprisonne l’âme ou la lucidité. Je suis une libre penseuse, un franc-tireur d’idées, de sentiments et de semences. Je défends des valeurs. Je fais germer la bonté, la justice, la liberté, l’égalité... La beauté, en somme, qui embrasse l’éthique et l’esthétique. On pourrait dire en termes non conventionnels -puisque je ne le suis pas- que la mienne est une idéologie de mains ouvertes. Pour donner. Ce qui signifie marcher à cœur ouvert et la conscience éveillée ; et avoir aussi exposé le corps et la vie -et ce n’est pas une métaphore- pour défendre la vie de " mes " prochains. Rappelez-vous ce que dit John Donne... " La mort de tout homme me fait souffrir, parce que je suis solidaire du genre humain",c’est dont il s’agit.

RD : Oui... vous avez écrit " cette odeur à prison, cette odeur. Cella-là ". Quelle a été votre expérience par rapport à cela ?

CC : Heureusement j’ai vécu de ce côté-ci des grilles -en liberté- mais j’ai été menacée de mort et " interdite " comme journaliste, et -par un mandat intérieur inexplicable- j’ai converti ma vie en une lutte en paix et sans trêve en défense des êtres humains emprisonnés, torturés et portés disparus. Ce fut pendant le génocide qui eut lieu en Argentine entre 1976-1983 et dont les responsables furent les criminels -appelés ainsi également par la justice, lorsque celle-ci était encore digne de ce nom- commandés par Jorge Rafael Videla, président de facto, Eduardo Emilio Massera y Orlando Ramón Agosti ; c’est curieux... tous utilisaient deux prénoms... pour renforcer la puissance de leur cruauté ? Bon, tout au long de notre vie, nous avons tous, une ou plusieurs zones de fracture, un point culminant. Cela peut se passer à partir des choses belles ou horribles, mais -dans n’importe quel cas- ces circonstances divisent notre vie en un avant et un après. On ne s’en sort jamais de la même façon, mais meilleure ou pire personne, et cela dépend du matériau que l’on trouve à l’ " intérieur " de chacun. Le matin du 24 mars 1976, aussitôt que le coup d’état, meurtrier et tortionnaire, fut déclaré dans mon pays, et que la mort fit son apparition brutale, commença l’une de deux étapes qui convertirent mes jours en un avant et un après. Ce n’est que pour un mandat intérieur ou pour un destin qui criait Humanité, que j’ai consacré ces années-là de ma presque adolescence à la défense de ceux que souffraient. Pour moi, ce n’était pas important "dans quel côté " ils étaient ; la seule chose importante pour moi, c’était qu’ils souffraient (" Qui sont ceux qui souffrent ? Je ne sais pas, mais ils m’appartiennent " : Pablo Neruda). Alors une profonde douleur s’est emparée de moi et j’ai erré de prison en prison -en subissant les requises humiliantes que cela impliquait- et d’un dignitaire de l’Église à un autre - et je les exècre d’autant plus que j’aime les bons curés de Jésus, dont beaucoup ont été portés disparus-. Et "disparu" veut dire N.N., des tombeaux sans nom et dans la plupart des cas, sans corps dedans. " Portés Disparus " après avoir été enlevés de chez eux : des enfants, des vieux, des femmes portant des enfants dans leurs ventres et des malades... Des êtres humains ! Et il y a eu des personnes appelées à tort " d’intelligence " pendant la nuit et tant de nuits, à la porte de mon appartement où je vivais toute seule, le jour, consacrée à la recherche des personnes, et les nuits d’insomnie, le dos courbé sur des feuilles blanches, en écrivant sans arrêt ; et j’ai souffert toute sorte d’intimidations. Le sujet en lui-même justifierait des livres et des livres. Je n’ai jamais compris, et je n’arriverai jamais à comprendre tant de cruauté, et pourtant cela ne me paralyse pas. Je deviens plus forte dans l’horreur, surtout lorsqu’il s’agit du prochain, alors donc l’âme porte mon corps. Et je continue. Toujours.

RD : Comment se fait-il que vous soyez encore vivante ?

CC : Disons, à titre de synthèse et au risque de paraître simple, que je suis vivante parce que Dieu l’a voulu. Parce que par exemple, ils ont torturé la pauvre mère d’un prisonnier " porté disparu ", seulement parce qu’on a trouvé chez elle de la correspondance extra officielle de son fils. Et cette correspondance, c’était moi-même qui la recevais, et moi, je la lui donnais par pure humanité, parce que je ne connaissais même pas le jeune homme. Mais elle, pauvre mère de martyr, ayant souffert l’horreur de la torture, ne m’avait pas dénoncée. Alors vous voyez... Il paraît qu’un ange me protège pour que je protège à mon tour, et que, sans le savoir, je suis née avec un destin déjà fixé. Consacré à la poésie, à la défense de la justice et de la liberté. Et à partir de ce génocide j’ai voué toute ma vie à la lutte pour que " plus jamais " " Plus jamais " est une sentence paradigmatique en Argentine... Ce serait long de l’expliquer maintenant. Mais, encore une fois et au risque de simplifier l’explication, je dis que cela signifie la lutte en paix pour que " plus jamais " de tortures, " plus jamais " de répression, " plus jamais " la maudite mort. " Plus jamais " de génocides, " plus jamais " de coups d’Etat. " Plus jamais " l’homme comme erreur et horreur de la Nature. " Plus jamais " les places vides des rires d’enfants avortés à cause de la pique électrique manipulée par des monstres qui -avant- avaient violé leurs mères. Plus jamais... " Plus jamais " !


RD : Comment est l’ambiance politique et idéologique dans laquelle se développe la culture de votre pays ?

CC : C’est curieux... c’est la deuxième fois que vous dites " idéologie ", et je ressens l’expression comme une caresse. Comme vous le savez, bien avant Fukuyama il se produisait déjà ce qu’il a mis en mots : la fin de l’histoire et la mort des idéologies. Des arguments pervers pour proclamer l’idéologie du " dieu Marché ", moyennant laquelle on tue des millions de personnes. Avec des armes et avec la famine. Ce sont des idéologies du vide et de l’indifférence qui ont surgi le siècle dernier, et qui se sont aussi développées au sein de la vieille civilisation européenne, et elles sont encore en vigueur, même si parfois elles se cachent, par exemple, derrière ce qu’à l’école de Frankfort- Adorno, Horkheimer- on a appelé raison instrumentale. Aujourd’hui nous vivons le fondamentalisme de la violence qui s’exerce sur la majorité des êtres humains. Et l’Argentine est l’ une de ses grandes victimes. Dans ce cadre, il y a des politiques réconfortantes provenant de l’actuel gouvernement en matière de ce qu’on appelle " les droits de l’homme ", et je m’exprime ainsi, parce que le bonheur est aussi un droit de l’homme et je ne vois pas comment quelqu’un qui n’a pas de quoi manger, ni de quoi payer ses études ou sa santé pourrait être heureux. Ce sont les huit millions d’exclus de la vie, surtout depuis 1976 et -en matière économique-, notamment depuis le " gouvernement " de l’ancien président Carlos Menem ; une " personne " qui a vendu l’ Argentine et les argentins et qui devrait se trouver aujourd’hui en prison. Et pourtant la culture crie " présent " et ce pays, où je suis née, a un haut niveau culturel. Avec plusieurs Prix Nobel. Avec un mouvement dans ce sens qui devrait exister dans les pays appelés du " premier Monde ". Avec des personnes créatives, qui savent faire de l’art ou des gens qui sauvent des vies munies à peine d’un fil en fer, d’un fil à coudre ou sans rien du tout. Mais tout se fait grâce aux artistes, aux gens habiles, créatifs, aux scientifiques. Du désir et de l’imagination. " Si par hasard, lorsque je me couche, je ne m’attache pas aux barreaux de mon lit, je me réveille un quart d’heure plus tard, inévitablement, sur le toit de mon armoire ", a-t-il écrit, le poète argentin Oliverio Girondo. Il volait, il imaginait. Mais être artiste, scientifique, ingénieux ou créatif, et avoir une conduite cohérente dans ce pays -plus que dans d’autres- c’est être condamné à l’oubli, en ce qui concerne la qualité de vie et le travail. Bref, c’est être un héros.

RD : Plus que dans d’autres pays de l’Amérique Latine ?

CC : Bon... L’Argentine n’échappe pas aux conséquences fâcheuses du " modèle " unipolaire, qui ne peut plus exister et qui est en train de s’épuiser. Elle fait partie -comme toute l’Amérique Latine- de ce qu’on appelle le Tiers Monde : celui des inégalités, de l’injustice et de la violence de la pauvreté. Or, c’est un cas non assimilable à d’autres pays de l’Amérique indo-hispanique. Par ses origines, elle a une forte connotation européenne, mais aujourd’hui elle est un miroir défiguré de ces cultures. Cependant, et même si cela paraît contradictoire, il y a une culture ouverte. Et la poésie, la musique, la danse, la peinture et toutes les expressions artistiques trompent les desseins du " dieu Marché " et se développent dans tous les secteurs socioculturels. Alors avec un soupir vers mon dedans, et presque en état de grâce, je sens que la création est si forte comme la vie. C’est la vie même !

RD : S’agit-il d’une conjoncture culturelle propice au fleurissement des publications littéraires ?

CC : Les publications littéraires fleurissent mais tout se fait à partir des efforts individuels et de petits groupes qui payent pour publier leurs productions et qui vendent presque rien. C’est un groupe très restreint celui qui exerce la résistance comme revendication de vie et d’art, et c’est la raison pour laquelle ils n’ont pas de place dans ce qu’on appelle les mass media. Par ailleurs, les suppléments " culturels " des journaux ne publient presque rien en poésie ; et, lorsqu’ils le font, c’est sans recherche préalable ni compréhension esthétique. C’est la grande absente, et pourtant sa voix apparaît -écrite par des amateurs- dans les discours officiels des puissants, pour " s’en flatter " et pour la condamner aprês à l’oubli. Quant aux grandes maisons d’éditions -actuellement la plupart sous le contrôle des capitaux espagnols-, ce sont des monopoles et elles ne publient pas de culture mais des objets de consommation qui abrutissent les gens. Des masques. Ce sont des masques de nuit et de désert, dont l’objectif est dénigrer les écrivains et l’existence humaine, puisque ce n’est que cela, le fait de nier la parole quand celle-ci a de la lumière.

RD : De quelle génération de poètes venez-vous ? Quels maîtres revendiquez-vous ? Y-avait- il des groupes ou des écoles dominantes pendant vos premières années de littérature ?

CC : Non, " Je n’ai jamais appartenu " à aucune génération de poètes parce que -jusqu’à présent- je n’avais pas fait partie d’aucun groupe. Je suis intimiste et mes dialogues ont presque toujours eu lieu entre deux ; et s’il est vrai que je déteste les gens mystérieux, parce que j’aime les cristaux, je guette le mystère et la beauté. Il y a eu un temps où j’ai passé toute une nuit, dans ce que c’était mon jardin de fleurs toutes blanches, à attendre, anxieuse et patiente, la naissance d’un jasmin. Il s’agit de mes petits et infinis instants de plaisir. Cela doit être parce que je jouis de ce que Louis Aragon a appelé la passion de l’absolu, et je l’ endure aussi. J’écris depuis l’âge de quatre ans mais j’ai toujours essayé de cacher ma poésie... même si elle apparaissait dans la prose et dans la respiration de l’âme. Maintenant j’ai un tout petit peu changé et dans " mon " Paris tant aimé a été publié en octobre 2004, mon premier livre de poèmes en version bilingue (français-espagnol) : " Soif ". J’ai soif. Et je ne proviens d’aucun poète mais de tous. C’est peut-être que j’ai commencé à écrire parce que je suis née habitée par la poésie, celle que j’ai découverte et appréciée avant même d’en avoir eu la mémoire, avec ma mère : La " Chiquita " Batmalle, un être d’autres mondes. Poète, et envahie d’amour et de poésie, m’a communiqué sa faim d’Azur, le désir d’Infini. Elle fut mon " Grand Maître ", aussi importante que tous ceux qui ont éclairé et éclairent encore mon être. Paul Eluard, Robert Desnos, Paul Celan, Arthur Rimbaud, Federico Garcia Lorca, ou les argentins Roberto Juarroz et Alejandra Pizarnik. Des lumières parmis tant de lumières, c’est mon impératif des yeux toujours ouverts.

RD : Est-ce que pour vous l’écriture est un acte révolutionnaire ?

CC : Oui, la poésie est la révolution de Dieu. C’est un engagement avec la vie. Elle est révélatrice et délatrice. C’est un secret qui fait chemin dans un monde brutal, pour ouvrir des consciences et des cœurs. Et oui... à Rome on appelait les poètes vates -ce qui veut dire devins, comme l’a bien signalé Philip Sidney dans son Apologie for Poetry-. Et n’importe quelle écriture est révolutionnaire s’il s’agit vraiment de littérature et non pas de vide, parce qu’elle est résistance et persistance d’aurores ; parce qu’elle est conscience critique du monde, moteur de l’imagination et épanouissement de l’esprit. C’est une arme. Pour le bien et la liberté, et elle a le pouvoir de transformer le monde, particulièrement la poésie. C’est pour quoi tant de poètes bleus ont souffert et ont été assassinés dans les camps de concentration ; parce que la poésie comme tous les véritables arts, représente un danger pour le Pouvoir. Le Pouvoir veut des esclaves et l’art est un horizon définitif de liberté. Et nous le savons déjà, avec l’espagnol Léon Felipe, qu’il y a un tyran qui attache, et un autre tyran qui détache. Et entre les deux, le domaine de la liberté, épopée prométhéenne, de tension angoissante et soutenue, d’équilibre et d’amour.

RD : Comment définiriez-vous votre acte poétique ? Et l’acte politique ?

CC : Tout acte est politique, et la poésie, pour moi, est un voyage vers le dedans, une intériorité, un mode de connaissance : " Qu’est-ce qu’écrire ? C’est quelque chose que tu ne peux pas faire jusqu’à ce que tu aies sorti la dernière ligne de toi-même ", dit un poète russe. Et c’est cela dont il s’agit. Mais je sens que l’acte poétique n’est pas seulement l’acte d’écrire, mais l’intention de trouver le vrai et la mesure de l’amour envers l’humanité. Quant à moi, sans la poésie je me sentirais perdue dans ce monde car je suis imprégnée d’elle.

RD : Est-ce que vous dites et vous provoquez la réalité ? En général, combien de temps dure la réalité ? Dans quel point elle croise la fiction, que, par ailleurs, ce n’est qu’une forme possible de la réalité ?

CC : La fiction est une parabole qui révèle ce qu’on appelle réalité. Mais... qu’est-ce que la réalité ? Je me méfie de ce mot. La réalité, oui... " cette clé de clôture envers toutes les portes du désir " écrivit Olga Orozco, poète argentine. Et moi, j’accorde avec elle. La réalité est quelque chose de " déjà fait ", c’est ce qui nous est " donné " comme seule possibilité. C’est un mur. C’est une fin. C’est de la résignation. Je refuse de l’accepter. Je veux la construire autrement. Voyons... " guerre en Irak ", disent-ils. C’est ça, la réalité ? Non. Boucherie unilatérale en Irak. Existe-t-il la réalité ou ce qui existe, ce sont les yeux qui la regardent ? La mer est liquide, dit-on. Oui... c’est ce qu’il paraît. Mais non. Qu’est-ce qu’il y a de plus solide que la mer, qui nous précède et qui nous succédera ? Qu’y a-t-il de plus solide que les bouquets d’écume à l’aide desquels elle séduit les étoiles ? Qu’y a-t-il de plus solide que ses abîmes insondables... que ni l’homme ni son imagination peuvent atteindre ?

RD : Du journalisme et de la poésie. Dans quel cadre ?

CC. Dans le cadre de l’engagement, évidemment. Je ne suis pas journaliste. Je suis personne et je suis poète. Je profite du journalisme pour trafiquer des valeurs et de la poésie, en semant toujours. En outre, le journalisme du monde d’aujourd’hui -sauf quelques exceptions- me dégoûte. Il n’accomplit point le devoir éthique d’informer, ni de former. La lumière des postes de télévisions a la couleur de la mort, car elle ignore ceux qui souffrent ou bien elle se sert d’eux pour créer de gros titres assoiffés de sensationnalisme. En tant qu’habitants de cette planète, de n’importe quel pays, nous sommes des survivants des massacres et nous vivons entre les parents des assassinés, victimes du Pouvoir impitoyable. Mais la plupart des entreprises journalistiques se taisent, parce que pour elles tout est marchandise et intérêts. Alors je suis heureuse en faisant du journalisme seulement quand je peux être libre, absolument libre. Comme je l’ai été lors de mon programme de télévision, auquel je reviendrai, " Sans masques " ou à la radio, et rarement dans les médias écrits. Lorsque j’y écrivais, je n’ai jamais trahi mes idées ; par conséquent j’ai été très censurée et, forcément, je me suis autocensurée.

RD : Votre poésie protège la vérité, la bonté, la paix, la lumière, la musique, l’amour, la langue. Vos paroles suggèrent, cachent, découpent le monde en séquences de sentiments et de sons et d’images dynamiques. Votre écriture est rapide, forte, séduisante, captivante. Votre poésie acquiert rapidement la polyphonie des mots. D’où provient cet appétit pour la parole ?

CC : Du ventre de ma mère. J’ai toujours été amoureuse des mots mais j’ai pris tout mon temps avant de m’apercevoir que l’écriture pouvait changer ma vie, même lorsque j’étais inconnue pour tous. Mais... ne me croyez pas puisque ce n’est pas moi qui écris mais mes lectures d’enfance, le ciel qui me pénètre, la solidité de la mer, les arbres, les fleurs, l’amour, l’humanité, que c’est de la poésie lorsqu’elle est massacrée. Les phares écrivent des mots à travers moi, comme le font les bonnes personnes, la lune qui me regarde par la fenêtre, les faits fraternels qui me produisent de l’implosion, l’horreur qui me met en alerte, les aubes, les oiseaux et les mains qui s’ouvrent en offrande. Et la musique et la peinture et tout l’art. Eux, ils me chuchotent les mots à l’oreille, mais aussi c’est ma soif de connaissance qui le fait,ainsi que les personnes que j’aime et les visages de chaque être anonyme que, dans n’importe quelle rue, me découvre sa géographie intérieure.

RD : Vous avez écrit, dans " Semences " : " Je veux. Je veux et je sème. Je veux. / Que nous enseignions bonté sur bonté./ Que le ciel soit toujours piqué d’étoiles / Je veux des adultes au rire virginal / et des enfants en portraits d’anges./ Que les impies respirent Blake./ Que Rilke exorcise l’évidence / Que les vieillards vivent dans l’honneur / Que le Pays, le Continent, le Monde, l’Univers / soient pour des égaux et sans discrimination " . Vous dialoguez avec le monde. La langue vous procure les preuves, elle vous détaille la réalité, fixe les règles et exige bien plus au-delà de son articulation magique. Je ne souhaite pas vous demander l’origine de vos sources mais sur le statut métaphorique généralisé de votre poésie. Pourriez-vous nous dire quelque chose à ce sujet ?

CC : Non, parce que je ne le sais pas. Je sais seulement que je ne veux pas pécher contre l’imagination ni contre les sentiments. Que je déteste les artifices, que je ne veux pas me rendre à la parole facile... la même dont tant de gens se servent pour créer ce qu’ils envoient après à certains concours. " J’ai la beauté facile et cela, c’est de la chance ", écrivit mon Paul Eluard, et moi aussi, je la désire mais pour appréhender cette beauté. Je ne veux pas me rendre à la parole facile, à la vox et praeterea nihil : ce que n’est que de la voix, que des mots, rien. Je veux sortir jusqu’à la dernière ligne de moi-même. Je veux écrire au rythme de mon frémissement et avec tous mes pairs humains. Je ne veux pas avoir toutes les réponses mais poser beaucoup de questions. Je ne veux pas tuer l’enfant qui vit en moi. Je veux désapprendre ce que j’ai appris, pour pouvoir tout regarder comme si c’était la première fois.

RD : Suggérer, demander ou prétendre telle ou telle chose, en une décade où l’espoir d’ être compris est inexistant, signifie avoir du courage, de l’initiative. Votre désir est votre devoir, et ceci efface toutes les crises de la poésie dont nous aimons tant parler. Vous êtes directe, combative, sensorielle, passionnée, spirituelle ; vous n’aimez pas le sens de l’abstraction. Êtes-vous une poète du " non " ou du " oui " ?

CC : Je ne sais pas si c’est du courage. Je crois que dans mon cas, il s’agit de l’impossibilité d’être différente à moi-même. Mais... Vous êtes une observatrice perspicace : lorsque vous comparez en moi le désir et le devoir, que je ressens presque comme un destin, vous êtes en train de me définir. Et vous le faites aussi dans l’éventail où vous me présentez combative jusqu’à spirituelle. Vous savez Rodica ? Je crois que le tout fait partie du tout. Je suis dionysiaque pour sentir et -en général- apollinienne dans le style. Je déteste les adjectifs et les textes pamphlétaires, et chaque jour je tends davantage vers la synthèse. Mais ceci n’élude point l’engagement. En un seul mot, il peut y avoir une tension spirituelle qui la rende puissante, comme il se peut que cela arrive avec un seul coup de pinceau ou avec une seule note musicale. En outre, il y a des moments de l’esprit qui me conduisent vers une forme ou vers une autre. Alors je peux écrire " Soif gorge sable " au lieu de... " J’ai soif comme si dans ma gorge il y avait du sable " Mais aussi, et avec l’expérience du génocide qui commença en Argentine ce jour-là de l’année ’76 : " Le vingt-quatre mars deux mille quatre devrait être une photo jaunie / du 24 mars 1976. / Mais des assassins de christs peignent en couleurs la photo jaunie. / La font renaître. / Elle devrait être une photo démodée à cause du temps. Avorté l’horreur par sève et vie. / À sa place : Clic et des yeux bouillonnant d’espoirs. / Clic et des visages cartographiés d’âmes en veillée. / Clic et des certitudes de ravissements. / Mais des corrompus de fric requièrent aussi de corrompus répresseurs... " Après ceci, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous reprendre à la question si je suis un poète du " oui " ou du " non ", n’est-ce pas ?

RD : Quel est le motif central de votre œuvre poétique ?

CC : Ma soif. Soif éternelle, bénite, une soif insatiable.

RD : " Eau. Musique. Art. Vie. Égalité. Justice. Liberté. Transparence. Soif " Ce sont les mots-clés de votre production ?

CC : Soif est le mot central qui englobe tous les autres. De toute façon, les mots surgissent comme un besoin désespéré pour être authentique vis-à-vis mes sentiments. C’est aunsi que quand j’écris, j’essais d’ôter jusqu’au dernier voile pour trouver la dernière couche à moi. Justement, le premier poème qu’écrivit l’irlandais Seamus Heaney s’appelle Digging (en creusant). En creusant en lui-même. Et après l’avoir écrit, il sentit avoir ouvert une aire de lumière qui l’intégrait à la vraie vie. Comme Cátulo dont les poésies d’amour ont un caractère unique, dû à l’austérité avec laquelle il exprima les délices et les tourbillons amoureux. Alors vous voyez... la poésie est aussi une fenêtre vers la source du silence.

RD : Dans un numéro de " Tel Quel " (1965) Jean-Pierre Faye affirmait que le mot " poésie " est le plus laid de la langue française. Comment est perçu le mot " poésie " en Argentine ?

CC : De la même manière. La poésie est le plus outragé des arts. Mais il n’y a pas une Argentine unique : en ce qui concerne ce point de vue, il y en a au moins deux. Il y a un secteur médiatisé et indifférent mais il y a aussi une Argentine occulte qui attend la lumière ; ce sont aux grandes minories que les mass médias ignorent. J’ai appris avec certitude combien d’âmes font partie de cette Argentine occulte, surtout grâce à mon programme de télévision, dont le centre était la poésie et le regard poétique du monde dans toute sa vérité. Au jour le jour, nous avions davantage de téléspectateurs, au jour le jour de l’ adhésion croissante. Alors, au-delà de l’indifférence de ceux qui veulent assassiner la poésie, elle subsiste ; peut-être parce que lorsqu’on la connaît et elle vit en nous, elle devient incontournable et elle suppose un état d’alerte et de désir, de disponibilité. Une promesse.

RD : Votre écriture ne tourne pas autour des apparences et, de cette manière, elle prend un aspect de corps à corps. Chez vous on trouve le besoin de l’expérience physique. Vous altérez les astuces du langage et vous approfondissez les choses. Avez-vous déjà songé à définir le " verbe poétique " ?

CC : Robert Frost a très bien parlé à propos de cela. Vous vous en souvenez ?... Il a dit qu’un poème commence comme un nœud dans la gorge, comme un souvenir nostalgiqueoucommeunamour ;etquepuis vient la pensée et que la pensée conduit auxmots. Excusez-moi... laissez-moi répondre avec ces mots. Je n’aime pas les définitions. La poésie, elle " est ".

RD : C’est fascinant l’indépendance de votre poésie. Y a-t-il en Argentine des poètes qui ressemblent à vous ?

CC : Il y en a beaucoup et très bons, tel qu’il se passe dans l’oubliée, et aussi riche en art, Amérique Latine. Néanmoins, je ne sais pas si nous pouvons parler de similitudes. Chacun a son style mais le diapason sur lequel s’installe toute la musique du poème est différent pour tous. C’est la sonate ou l’hymne de chacun.

RD : S’il vous semble propice, vous pouvez signaler les mauvaises tendances de la poésie universelle contemporaine.

CC : Je sens que tout ce qui a une tendance, surtout si elle est mauvaise -telle est votre question-, suppose de la soumission aux impositions des modes. Donc, cela n’est point de la poésie. Or, s’il y a tant de lumière, pourquoi donc parler de l’obscurité ? Tant de lumière. Tant de lumière. Il y en a tant.

RD : Pourriez-vous formuler un voeu pour tous les poètes de nos jours ?

CC : " Un grondement : la / vérité en personne / est apparue / au sein de l’humanité / au cœur même / du concert de leurs métaphores " Paul Celan l’a dit pour moi, et si nous tous prenons ce flambeau, les viscères du monde n’hurleront plus. Jamais, " plus jamais ".

 

© RODICA DRAGHINCESCU
www.draghincescu.de

[1] " En écrivant la vie ", est publié dans son titre allemand :
" Schreiben Leben ", interviews, por Rodica DRAGHINCESCU, " Pop Verlag ", Ludwigsburg - Allemania, 2004.


Entretien Traduit de l’espagnol pour Cristina Castello, par :
- Luis Arias Manzo (poète) www.apos.cl et - Patricia Pioli : pj_pioli@voila.fr

 

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