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Animaux fabuleux et monstres fantastiques
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 Article publié le 20 mai 2005.

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Au pas de charge dans la forêt de la Coubre. Les aiguilles de pin gémissent sous le poids de mon ressentiment.

Les dunes me ralentissent. Je dois enlever mes chaussures. Le soleil tape sans pitié. Le sable brûlant meurtrit la plante de mes pieds. Le sol exhale des effluves douceâtres.

Au sommet, je suis assaillie par le parfum animal de l’océan et sa voix de stentor.

Lui...

Sa masse agitée émeraude et argent écume de blanc. C’est bien la même Côte Sauvage.

J’abandonne mon panier de raphia blond et mes sandales au jaune aride pour m’approcher du vert rafraîchissant.

Poséidon, guerrier redoutable, est en colère.

Comme il l’était trop souvent...

A intervalles réguliers, il lance de gros rouleaux menaçants qui se fracassent en gerbes assourdissantes. Quelques vaguelettes suivent qui clapotent, sournoises : tu peux venir maintenant ! avant qu’une nouvelle furie ne se déclenche. Je recule précipitamment pour éviter les bras trop ardents. Une lame plus rapide me surprend. Je m’avance, vindicative : tu es glacée ! Tu me nargues ?

Blessures à jamais ouvertes de l’enfance...

La morsure de l’eau me fige sur place, brûle mes cuisses. Mes orteils deviennent gourds. Je vais battre en retraite quand une grosse vague me fouette le ventre, puis une autre, qui me coupe le souffle. Les martèlements de mon cœur résonnent, accélérés. Une boule de feu grossit dans mes entrailles, irradie tout mon être. Chaque nouvel assaut m’emplit d’une étrange exultation.

Ballottée par le ressac, le visage giflé par les embruns, je suis grisée. L’océan me communique son énergie farouche. Il me masse, me pétrit, me sculpte, me réchauffe. Je me lance contre son grand corps fougueux. Assise dans l’eau, je scrute le large, guette une grosse lame. Je fléchis sur mes jambes, prends une grande inspiration, bondis le plus haut possible pour que ma tête dépasse sa crête. Je me laisse ensuite aller dans son creux.

Je jubile. Je me mets à sauter, à danser, virevolter, présentant tantôt mon dos, tantôt mes flancs ; j’appelle les rouleaux, les défie comme le matador le taureau, saluant chaque nouvelle passe victorieuse d’un olé ! tonitruant.

Ce combat exorcise mon amertume. Et je ris, ivre de joie, comme le petit enfant offert sans défense aux papouilles de mains géantes, à la fois excitée et euphorique, entre plaisir enragé et rancœur libérée.

***

Epuisée, je remonte m’asseoir à la limite du sable mouillé, les genoux repliés sur la poitrine. Du bout de la langue, je goûte sur ma peau collante la saveur marine. Mes cheveux, lourds du sel accumulé, pendent, boudeurs, insensibles à la brise insistante. J’ai un appétit d’ogre et avale avec férocité mes sandwiches pain de mie jambon beurre, arrosés d’une bonne rasade de soda tiédasse.

Le flux qui se brise sur le rivage accompagne la houle dans un vacarme débridé. J’entends les cris des baigneurs au loin à travers un écran ouatiné. Repue, un peu étourdie, je fixe, fascinée, le ballet frénétique des flots :

Sous le friselis du large germe une vie grouillante qui vient éclore sur la grève en serpents ondoyants... aussitôt terrassés par un cheval bleu qui piétine, bavant d’écume... avant de s’évanouir dans le sable... tandis qu’un dragon dentelé soulève brusquement les ondes, éclatant de mille écailles nacrées, poursuivi de dinosaures et de tigres bondissants...

Encore lui...

Je m’ébroue. L’air humide commence à fraîchir. L’océan s’est assombri. Je m’enveloppe de mon grand paréo turquoise comme d’un châle et me laisse aller en arrière. J’observe les nuages, et bientôt je vois se former et se transformer, bleus d’encre de Chine, des animaux fabuleux et des monstres fantastiques, et je me souviens qu’avec lui, un soir orageux, sur le balcon de notre immeuble, on a joué à ce jeu-là, reconnaître les dessins que le vent fait dans le ciel. Ainsi nous avons été complices... ne serait-ce qu’une fois.

J’en suis sûre maintenant, à sa façon, comme il a pu, mal, il m’a aimée... un peu.

Quitter ma souffrance comme d’un vêtement inutile...

Je me lève.

***

Le crépuscule m’offre sa symphonie irisée. Au-dessus du sable, la pâleur céruléenne pommelée d’ardoise. Au large, l’étendue opalescente de la mer, doucement éclairée d’un rai d’ambre oblique. A l’horizon, le disque d’or rouge, énorme, toujours plus proche, sur fond abricot frangé de traînées mauves.

La marée maintenant est haute et avec l’étale, la bonace s’est installée. Il n’y a plus personne sur la plage. J’aime ce moment de la journée où tout se calme, où tout s’apaise. Le silence n’est plus troublé que par le clapotis discret de l’onde.

Elle m’appelle.

Je pose mon paréo près des chaussures et du panier de raphia. Le sable mouillé dessine l’empreinte de mes pieds. Je ramasse des algues offertes par le courant, en éclate les vésicules entre mes doigts. Je récolte quelques cailloux tout lisses, aux formes pleines, patiemment façonnés par les flots : un escargot bouton d’or, un cœur d’ocre rouge, un baleineau strié ivoire et perle, futurs talismans.

J’abandonne mon maillot, l’eau me réclame.

Je suis surprise de sa tiédeur. Elle a conservé la canicule de la journée. Elle m’enveloppe les chevilles, puis les mollets de son étrange douceur, comme une langue humide. J’avance jusqu’à la taille et m’attarde longtemps, bercée par sa caresse. Désormais placide et bienveillante, elle m’entoure, m’accueille. Seul le haut de mon corps frissonne. Je deviens sirène, enveloppée de mes longs cheveux.

L’ombrageux Neptune n’est plus qu’une grosse bête noire qui fait le gros dos, de loin en loin. Je décide de lui faire confiance, de m’allonger sur lui, de nager sous le rayon miellé ; puis je me laisse aller sur le dos pour flotter. Je m’abandonne, inondée de bien-être. Je lui fais de nouveau face pour lui crier : JE SUIS LIBRE ! et il me croit. Alors je ris. Il me porte et je m’aventure plus avant vers le ponant, avec au creux de l’estomac ce délicieux vertige devant son immensité sans fond.

Tout est possible. Une pieuvre géante, une méduse visqueuse ou une murène féroce peut surgir soudain devant moi ou sous mon ventre, me happer, me faire disparaître à jamais dans son abysse immémorial. Mais je suis protégée. Je ne crains plus rien.

Je ne le crains plus.

Mon père.

Cette plage porte bien son nom, je le répète comme un refrain magique :

"Embellie ",

et c’est une promesse.

 

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