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Livre deuxième
Chapitre XXIV

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

Elle poursuivit le fou au cou cassé. Il était encore très tôt et il lui signalait d’un doigt étrangement long et fin les fenêtres fermées de solides volets gris, couleur du sapin et des intempéries. Elle le poursuivit à travers le couvert devant l’église et plus loin dans les jardins de l’Hôtel de Ville. Enfin, elle admit qu’elle n’était pas à sa poursuite, mais qu’il l’entraînait quelque part, ou que ce circuit avait un sens qu’elle avait maintenant le devoir de deviner et de comprendre. La jeune serveuse était sortie sur le perron du café pour rire et se demander à quoi cela pouvait bien rimer. La tenancière l’appelait du fond de la salle à manger où elle peaufinait les cuivres verts de ses murs. On entendit sa voix rauque et puissante et le fou s’immobilisa pendant cette seconde de silence. Anaïs s’était aussi arrêtée, à mi-chemin entre le couvert et le lavoir, si elle se souvenait de cette topographie lente et vivace comme la rivière qui la traversait, longeant les façades vertes, créant les deux canaux latéraux qui ne servaient plus au transport des barriques d’acide sulfurique, revenant incessamment aux ponts dont l’un était celui du diable même, l’autre croulant sur ses pilotis de bois noir crevé des rouges frondaisons du houx. Arrivé au lavoir, il se retourna vivement et s’appuya contre le mur.

- J’ai perdu ! haleta-t-il. Je le reconnais. Je ne perds pas toujours, vous savez ?

Elle s’approcha. Il sentait l’urine.

- Non, non ! Je ne les ai pas prévenus ! riait-il. Ils me courent après. Ils savent que je vais m’arrêter. Vous les connaissez ?

- Peut-être, dit Anaïs qui allumait une cigarette.

L’eau évacuait ses glaces savonneuses. Les robinets crachaient une langue blanche que le soleil irisait. Le fou redressa son cou et la tête se dodelina au bout d’un fil.

- Je sais qui vous êtes, dit-il. Vous savez ce qui se passe ?

Elle fit non de la tête. Elle savait seulement qu’elle ne pourrait pas le voir avant deux ou trois jours. Elle se renseignerait ce matin.

- Il y a un monde parallèle, dit le fou qui hésitait à s’approcher lui aussi. Muescas vous en parlera. Vous avez vu Muescas ? Ils ne veulent rien savoir. Je devrais dire "Monsieur Muescas". Il m’appelle Espigue, ça vous plaît ?

Il riait clairement, baigné de soleil et d’herbe verte. En haut de la rue grise qui sortait de cette île de lumière, la jeune serveuse descendait, bras croisés sous les seins, levant la jambe au mollet solide. Anaïs vit les deux hommes qui la suivaient.

- Monsieur Muescas est ici ? demanda-t-elle.

- Oh ! Il l’est toujours ! Il ne bouge pas, vous pensez !

- Il veut me voir ou c’est toi qui t’imagines que j’ai envie d’entendre ce qu’il dit à propos de mon fils ?

- C’est... c’est ton fils ?

Le fou ouvrait une bouche à la langue tournoyante.

- Il dit... il dit que... non ! Il dit ce qu’il veut ! Muescas cherche à savoir.

- Il entre quelque part ? Il entre et quelque chose se passe ?

- C’est ça ! Exactement. Le monde parallèle n’est pas une oeuvre d’imagination comme ils le croient toujours. Mais les manifestations les feront changer d’avis.

- Ils y croient peut-être mais ne veulent pas que tu en saches trop.

- C’est ça ! Ils savent ce que je ne sais pas. Je vais sombrer dans le doute si Monsieur Muescas ne trouve pas quelque chose de plus crédible. Vous avez des diplômes ?

- Quelques-uns.

- J’en ai deux. Antoine dit que j’en aurai bientôt trois si je veux. Mais on ne le voit plus. Ils veulent circonscrire son monde. Ils l’ont mis dans une pièce spécialement conçue à cet effet. Monsieur Muescas dit qu’il est étranger à ces méthodes, qu’il en a d’autres et qu’elles valent mieux. Qu’en pensez-vous ?

- Je ne connais pas Monsieur Muescas.

- Vous avez tout à gagner à le connaître. Surtout qu’ils ne vous laisseront pas entrer. Dès qu’ils arrivent, parce qu’ils arriveront, soyez-en sûre, ne leur dites pas que je vous ai parlé d’Antoine. Ils savent qui vous êtes. Ils vous empêcheront d’entrer au château, comme Joseph K.. Vous n’y arriverez jamais. Ils savent comment. Vous ne voulez pas savoir pourquoi ?

- Elle veut rien savoir, mon choubidou, dit un des types qui arrivaient.

La jeune serveuse entra dans la lumière.

- Pauvre garçon, fit-elle sincèrement.

Elle avait l’air effrayée, se tenant à distance. Le fou se laissa enfermer dans un tablier trop grand pour lui. Ils nouèrent les manches dans le dos.

- Je n’ai pas le droit de parler, dit le fou à voix basse.

- Il a raison, dit un des types qui empoigna vigoureusement le col sans toutefois faire usage de sa force qui paraissait monumentale.

L’autre remercia la jeune serveuse et ouvrit un chemin dans un petit attroupement d’étrangers qui croquaient silencieusement des petits pains au lait.

- Pauvre garçon, répéta la serveuse. La patronne dit que c’est à cause du cou. La tête est trop loin du coeur. Quelquefois je me demande si ces choses qui ne vont pas bien vont finir par nous rendre fous. Je suis trop courte, à cause des jambes. Ça me montera un jour au cerveau. Vous savez maintenant pourquoi j’aime les femmes.

- Tais-toi ! Personne n’est fou. Ou alors tout le monde.

Anaïs scinda plus vivement le groupe d’étrangers et la serveuse se faufila dans cet étau qui se refermait aussi sûrement qu’un piège à rats. Elle avait quelquefois des impressions de piège à éviter. Anaïs venait d’en ouvrir un sans se soucier de ce qui pouvait maintenant arriver aux autres. La rue n’était pas seulement grise, elle était aussi froide et humide. Les soupiraux, éventrés pour la plupart, exhalaient une odeur de tombeau.

- Si tu veux toujours le savoir, dit la serveuse qui s’essoufflait, le Bois-Gentil n’est pas vendu. Même les Anglais n’en veulent pas.

- Pourquoi ? Parce que je m’y suis pendue ? Je n’en suis pas morte, tu vois ?

La serveuse grimaça, mais on ne sut pas si c’était à cause d’Anaïs ou parce que la rue l’épuisait. C’était une grimace d’adulte, à la fois féroce et désespérée. Anaïs ne semblait pas souffrir de l’allure qu’elle imposait à la serveuse. Elle avait toujours été forte et décidée. On pensait que le fou lui avait parlé d’Antoine. C’était en tout cas la réponse que Muescas obtint des quelques témoins qui n’étaient pas encore rentrés dans leurs niches. Il remonta la rue quand elles bifurquèrent plus haut dans une ruelle qu’il découvrit ensoleillée et presque chaude. Il demeura cependant dans l’ombre d’un angle, car elles étaient en train de lécher une vitrine, la seule sans doute de cette jolie rue aux façades rénovées de briques et de crépi jaune. Tous les volets étaient ouverts, soigneusement retenus par des gnomes de fonte patinée.

 

Où avait-elle emmené Agnès ? Celle-ci s’évanouit en chemin. Elle la gifla brutalement. La pauvre Agnès n’avait jamais enduré une pareille douleur. Elle se tenait la joue en ouvrant toute grande une bouche vouée à l’innocence et à la médisance. Anaïs l’empoigna de nouveau et l’entraîna dans un endroit secret qu’Agnès découvrit avec stupeur.

- Fabrice sera là demain soir, annonça-t-elle.

- Comment le sais-tu ?

Anaïs n’avait jamais inspiré une grande confiance à la belle Agnès qui préférait s’en tenir aux faits : Anaïs était jalouse et Fabrice affirmait, preuve à l’appui, qu’elle pouvait mordre. Il avait une théorie sur la morsure pratiquée par les femmes. Il l’avait tellement amusée qu’elle n’avait rien compris, pas même retenu une impression, une image quelconque de la mordeuse prise sur le fait, rien. Elle le regrettait maintenant parce que c’était elle qui avait envie de mordre.

- Il sera épouvanté par la mort de Papa, dit-elle entre les dents.

Anaïs fit vibrer ses lèvres.

- Quand je serai belle, dit-elle, je me ferai du souci pour les morts. En attendant, je ne crois pas que Fabrice va annuler le concert.

- Le concert ? Ah ! Oui, c’est vrai ! s’écria Agnès.

Elle était déconcertée par cette idée. Anaïs l’emmena devant une affiche. Le portrait semi-cylindrique de Fabrice les regardait avec cet air de douce velléité qui expliquait, à leurs yeux, ses départs imprévus.

- Demain soir, dit Agnès en retirant ses binocles.

Elle jeta un regard derrière elle, car elle était sensée avoir une bonne vue, surtout de près. Anaïs la poussa encore. Elles traversèrent un parc habité par des enfants. Agnès adorait les enfants et Anaïs les haïssait. Tout le monde le savait. D’ailleurs, Agnès n’eût pas aimé les enfants à ce point si Anaïs les avait un tant soit peu estimés. Agnès considérait les enfants comme une multiplication de l’être aimé. Dans la perspective de Fabrice, selon ce qu’en savait Anaïs, c’était un risque à courir. Celle-ci n’y voyait qu’une misère physiologique de plus, ce qui provoquait chez Fabrice un silence aussi peu éloquent que possible.

- Il va diriger Mazeppa, dit Anaïs.

- Je sais, couina Agnès, j’ai lu moi aussi.

Elle voulait dire qu’elle avait pris le temps de lire, ce dont Anaïs doutait toujours. Les enfants lui parurent moins discrètement nécessaires. Anaïs les interpellait. Elle les connaissait tous. Ils lui renvoyaient des sourires prometteurs, un peu à la manière de Fabrice qui finissait toujours par mentir sur l’usage de sa dernière soirée à Paris ou à Nice. Agnès était furieuse. Si la mort s’était présentée à ce moment-là, elle l’aurait giflée.

- Il comprendra, dit-elle en se mordillant les lèvres, que dans ces conditions, nous ne pourrons pas aller l’écouter. Car je suppose que son contrat lui interdit de remettre Litz à plus tard. Je me trompe ?

- Petite imbécile, dit Anaïs en s’éloignant. Il épousera Gisèle. Pas toi. Ni moi.

Agnès fondit en larmes. Son petit sac à main était ridiculement blanc, mais une mèche aux reflets rouges s’y promenait tandis que les mains occultaient un charmant visage à peine changé par la douleur.

- Gisèle a bon espoir en tout cas, continua Anaïs.

Elle adorait toucher la vérité d’aussi près. Gisèle était à la fois ravissante et intelligente, quelque chose comme la somme d’Agnès et d’Anaïs. Fabrice avait succombé à son charme et elle le savait. Comment ? À cette question d’Agnès qui montrait de nouveau ses beaux yeux de chatte, Anaïs répondit par le récit circonstancié de ce qu’elle savait. La question de la source s’imposa.

- Ça ne te regarde pas, déclara Anaïs.

- Tu... tu mens !

Elle ne mentait pas. Gisèle avait téléphoné voilà deux jours. Morandelle était encore vivant. Agnès ne pouvait-elle s’imaginer un Morandelle vivant et une Gisèle aux anges ? Morandelle et Gisèle ne se connaissaient pas.

- Et bien qu’il le joue, son concert ! lança Agnès.

Les enfants, qui en général n’appréciaient pas ses caresses trop directives, levèrent un museau sali de caramel et de sable fin. Anaïs relança un ballon et fit couler un voilier. Elle s’enfuit en riant. Les enfants courraient après le ballon qui s’échappait lui aussi et le voilier perdit sa voile et ses petits drapeaux. Agnès, qui pleurait pour se donner en spectacle, ne vit rien de tout cela. Elle trottinait dans l’allée, à la recherche d’un rayon de soleil. Anaïs la poussa encore dans l’ombre.

- Ce matin, dit-elle, quand Papa m’a apporté la lettre, (je dormais encore...

- Tu dormais ! Passons !)

- ...j’ai fait la petite idiote que la nouvelle ravit et rend accessible à la moindre sollicitation. Papa pense toujours que Fabrice ne désire que toi, question mariage. Il me prend pour un objet du désir.

- Bien sûr !

- Comment allons-nous, toi et moi, introduire Gisèle dans ce concert... d’hypothèses ? Tu as une idée ?

Agnès fit un pas vers une flaque de soleil, mais la main d’Anaïs la retenait.

- Nous l’enterrons demain, dit-elle. Tu t’habilleras de noir. Le noir te va bien. Il me donne des airs de petite vieille.

- Nous ne nous amuserons pas. Ah ! Si tu avais aimé ton père...

Agnès crut voir une larme de sang dans son mouchoir.

- Nous l’attendrons à Austerlitz, dit Anaïs. Papa nous accompagnera pour faire bonne mesure. Je te parie qu’il arrive avec sa boniche.

- Sa boniche ?

- Gisèle ! Celle que ni toi ni moi ne deviendrons pour lui. Une boniche.

- Tu en parles comme s’il t’avait...

- Dis-le.

- Comme s’il avait pu te donner à penser qu’il t’aimait.

Une larme de sang s’ajouta à la première, avec ses petits caillots d’amertume.

- Il n’aime pas Gisèle, dit Anaïs. Elle est plus Bélissens que toi et possède déjà un domaine. Fabrice adore les domaines, d’autant que le sien n’est pas négligeable. Tu veux une glace ?

Agnès ne répondit pas. Anaïs s’éloignait dans le soleil.

- À la vanille ? Au chocolat ?

Au sang ! pensa bêtement la douce Agnès. Anaïs ne l’entendit naturellement pas. Elle entendit :

- Tu sais bien que je déteste les glaces.

Anaïs le savait. Les enfants aussi.

 

La serveuse soupira d’admiration.

- Qu’est-ce que j’aimerais en avoir assez pour me payer quelque chose !

Elle contemplait la photographie du Bois-Gentil dans la vitrine de l’agence immobilière. Anaïs entra une minute et ressortit avec un jeune homme dont le physique témoignait qu’il n’avait aucune racine dans cette terre. La serveuse pensa s’éclipser, mais Anaïs l’invita à les accompagner, et comme la serveuse pensait encore à les suivre, Anaïs lui pris le bras et l’interposa entre elle et l’agent qui rutilait dans son costume-cravate. Il buvait des boissons gazeuses, savait la serveuse, et ne mangeait que de la purée et des côtelettes de mouton. Au dessert, il hésitait entre le flanc et le fruit. Il ne fumait pas et refusait le petit alcool offert par la maison. Il avait la manière pour refuser, un je-ne-sais- quoi de superfétatoire et d’agréable qui lui faisait lever une main de musicien. Il arrivait tôt le matin dans une voiture qui le déposait. La même voiture le reprenait au bord de la même route, dans les mêmes conditions d’effacement de sa secrète personnalité.

- Si ça ne vous dérange pas, dit-il de sa voix sirupeuse, nous irons à pied.

- Ce n’est pas si loin, dit Anaïs à la serveuse.

- Je sais bien, pardi !

Le Bois-gentil se composait d’une maison d’habitation, d’une resserre qui croulait un peu et d’un jardin encore très visiblement anglais. Un pré le jouxtait, descendant le coteau jusqu’à la rivière. Des cerisiers, qui seraient bientôt en fleur, bornaient un paysage fait pour les vaches. Anaïs frémit en y pensant, mais son sourire élargissait sa bouche douloureuse comme si elle était décidée à ne pas refuser l’offre argumentée de l’agent qui arpentait à grands pas. Enfin, il fouilla dans sa poche pour en extraire la fatidique clé. Cette pénétration dans la serrure fit sourire la serveuse. Elle avait souvent des idées de ce genre. Anaïs devina. La clé consentit enfin à tourner et, avec une prudence de chasseur à qui on ne la faisait plus, l’agent poussa la porte. Le ménage était fait.

- C’est beaucoup mieux que d’entrer dans la poussière et la moisissure, commenta Anaïs.

- Pardi ! fit la serveuse.

Pour elle qui habitait une chambre quand elle habitait quelque part, cet intérieur représentait un lieu de travail. Elle frissonna et Anaïs lui frotta le dos.

- C’est pas le froid, dit la serveuse un peu agacée par cette familiarité en présence d’un homme. Je pensais à autre chose.

- La chaudière est au ralenti, dit l’agent, mais on sent bien ce qu’elle peut donner en plein hiver.

On n’était pas en plein hiver, en effet. Anaïs n’eût pas accepté cette rencontre avec Antoine, en présence de ses guérisseurs, si l’hiver avait battu son plein, comme disait la jeune serveuse qui souleva ses bras pour figurer l’amoncellement de la neige.

- Vous connaissez les lieux, je crois, hésita l’agent qui connaissait lui-même deux ou trois détails de cette aventure.

- J’y ai habité un temps, dit Anaïs qui regrettait de ne pas se sentir oppressée par la reconnaissance.

La serveuse souleva un drap et un divan vert apparut, resplendissant avec ses coussins d’argent. Un autre drap révéla un cuivre marocain, un autre le dos d’une tortue, une sagaie traversa l’inclinaison d’un mur. La serveuse redoutait ce ménage et ne s’en cachait plus.

- C’est bien, dit Anaïs. Retournons. À pied, parce que si je me souviens bien, la voiture n’est pas en état.

- En effet, dit l’agent. Un modèle ancien. Vous en tirerez peut-être quelque chose, qui sait ? Passez devant, mesdames.

- Je veux bien y habiter, dit la serveuse à l’oreille d’Anaïs, mais pas question de m’échiner à faire reluire tes cuivres.

- Tu n’y habiteras pas, répondit Anaïs dans l’oreille que la serveuse lui offrait en partage.

Muescas les vit revenir et entrer dans l’agence. Il alluma une cigarette et contempla les façades inondées de soleil. On eût dit un miracle. La lumière perçait un ciel lourd avec ce qui lui parut être une violence inouïe, puis elle venait se déposer docilement dans cette seule rue, se brisant à peine pour aller éclairer le lavoir qu’il voyait d’en haut maintenant. Le froid l’obligeait à garder les mains dans les poches. La cigarette se dressait dans une bouche mince comme un filet d’eau. Les volutes, rapides et éphémères, agaçaient ses yeux noirs. Un cerne les isolait d’un visage peut-être marqué par la colère. Il agitait ses orteils dans de grosses chaussures de montagne. On voyait les chaussettes rouges.

Elles sortirent au bout d’une heure. Il était gelé, maussade et pressé d’en finir. Il les suivit. Elles retournaient à l’hôtel. La serveuse entra furtivement par la porte de service tandis qu’Anaïs faisait une entrée remarquée dans le café où une poignée de convives attendaient en bavardant bruyamment qu’on les servît. La serveuse apparut en tablier, les manches retroussées. Une acclamation l’accueillit et l’empourpra jusqu’au vertige. Elle s’excusa du retard en recevant les premières platées fumantes. Anaïs reçut la sienne avec un visible avantage qui fit bouger le nez de la tenancière. Elle la remercia d’un petit signe de la fourchette. Muescas entra, trempé de sueur sous sa vareuse au col de fourrure, un détail qui attira l’attention. Sans cette fourrure, il eût passé inaperçu tant il leur ressemblait. Sa table voisinait clairement celle d’Anaïs. Sans doute avait-il payé cet avantage.

- Ce froid me boutonne, dit-il en s’asseyant dans le dos d’Anaïs.

Elle se retourna pour examiner le bouton.

- Fred vous a parlé ? demanda-t-il comme s’il était pressé d’expliquer sa présence.

- Fred est fou, dit Anaïs.

La table de Muescas pivota. Il lui faisait face maintenant, triste et résolu. Elle en éprouva un vertige qu’elle eut du mal à réprimer.

- Fred n’est pas fou, dit Muescas. Pas plus qu’Antoine. Ma théorie...

Il se tut. Un plat arrivait. La serveuse se donnait en spectacle. Il la remercia sans s’intéresser à ses bras. Anaïs remarqua une petite paralysie de la lèvre supérieure.

- Vous avez quelqu’un ? demanda-t-elle.

Il n’avait personne. Il agissait de l’intérieur. Il communiquait avec Antoine. Fred transportait les substances.

- Je vois, s’indigna Anaïs.

- Non, non ! s’exclama-t-il. Ce n’est pas ce que vous pensez. Ces corporalités nous habitent. Nous ne les consommons pas comme une vulgaire drogue.

Anaïs souhaitait en savoir plus, sinon elle l’aurait jeté dehors elle-même. Mais l’homme n’était pas exempt de mystère.

- Vous n’entrez jamais ? demanda-t-elle.

- Jamais. Antoine ne sort pas non plus.

- Je paye pour ça.

- Vous ne comprenez pas ! Il est enfermé dans un lieu spécial. Ils espèrent que rien ne pourra sortir. Et d’une certaine manière, ils y réussissent. Le monde d’Antoine pousse les murs de cette cage. Ils enregistrent des phénomènes difficilement explicables autrement.

- Vous êtes un peu dingue, non ?

Muescas ouvrit la bouche et sourit en même temps que sa fourchette pénétrait dans un abîme sans dent. Anaïs ne put s’empêcher de regarder dedans.

- Vous allez acheter le Bois-Gentil ? dit-il en mâchouillant sa pâtée.

- Ça se sait déjà ou vous êtes le seul au courant ?

- Un peu les deux.

Il se pencha sur son assiette et sa mâchoire fut alors le siège d’un tremblement extatique, du moins Anaïs le perçut-elle ainsi.

- Vous ne le verrez pas, dit-il.

- Je sais. Fred me l’a déjà dit.

Il se redressa, prêt à enfourner le contenu sa fourchette.

- Vous ne mangez pas ? Ça va refroidir.

- Pas faim, dit-elle. Vous habitez ici ?

- Je suis au château.

- Vous venez de me dire qu’on ne vous y laisse pas entrer...

- Le château est grand. Fred vous a parlé de K.?

- Ça m’a fait un peu froid dans le dos, oui. Je m’appelle Klingelödemauf...

- Je sais, je sais !

Il acheva sa platée en sauçant scrupuleusement son assiette. Les bouchées de pain enflaient ses joues. Puis il se leva, se pencha encore pour saisir son verre, le vida rapidement et s’en alla. À l’entrée, il récupéra sa vareuse et son bonnet de laine et sortit sans la vêtir ni s’en coiffer. Personne ne l’avait regardé. La serveuse s’approcha, mains souillées de bulles savonneuses.

- Tu le connais ? demanda Anaïs.

- Il travaille au château. Il n’a pas l’air d’un toubib.

- Il a l’air d’en savoir beaucoup, dit Anaïs qui se reprocha cette petite intrusion dans un imaginaire auquel elle savait ne pas pouvoir accéder, tant son expérience avait été lamentable.

Elle constata presque tristement que son cassoulet était froid.

- Pour une chose qui se mange chaud, c’est bête, pardi !

La petite serveuse se tenait au bord de la table, les mains sur les hanches, considérant la fourchette plantée ironiquement dans un confit qui revenait à son gras blanc et écoeurant.

- Tu l’achètes alors ?

Anaïs se leva. Pourquoi s’essuyait-elle la bouche dans la serviette ? Les trois dames l’attendaient près de la porte d’entrée. Elles se montrèrent chaleureuses et obligées quand elle s’engonça dans son manteau, ajustant les jointures, tirant sur les manches, trouvant la toile de qualité et la taille un peu trop juste. Elles sortirent, soudain charmées par l’ensoleillement inattendu de la place qui s’était peuplée pendant leur repas.

- Vous savez, dit l’une d’elles, ce sont des personnes compétentes. Nous leur faisons confiance. Nous ne pouvons pas faire autrement.

Simple dénégation freudienne. Dieu aussi devait leur apparaître sous ce jour favorable à son existence. Il n’y avait plus d’humidité sur le poil de leurs manteaux, constatèrent-elles en se touchant. Leurs gants de laine agitaient leurs petites pattes en désignant les impacts du soleil sur le dallage et sur les murs. Passant sous le couvert, elles eurent froid et faillirent se faire renverser par une voiture en revenant au soleil. Leurs excuses confuses étourdirent le chauffeur qui entra plus loin dans une poubelle. Elles s’excusèrent encore. L’une d’elles moins que les autres. Elle avait bien regardé Muescas pendant qu’Anaïs analysait confusément une situation désespérante devant un cassoulet qui avait lamentablement refroidi.

- Il vous a parlé ? demanda-t-elle enfin.

Anaïs adressa une secrète supplique au ciel mitigé qui reviendrait à sa grisaille avant la fin de la matinée.

- Il parle quelquefois, dit la femme. Mais pas à tout le monde.

- Il vous a parlé, à vous ?

- Je ne sais pas ce qu’il faut en penser. On le renverrai peut-être. Tout le monde a besoin de travailler. Je m’en voudrais si... Oh ! C’est si pénible à entendre !

Les autres filaient devant, jacassant à propos du talus où elles trouvaient des fleurs, mais c’était peut-être des confetti. Anaïs ne voulait pas en penser quelque chose, du moins pas pour l’instant. De quoi souffrent ces malheureux qu’on n’a pas enfermés et qu’on n’enfermera peut-être jamais ? La femme transpirait et frottait son visage gris avec un mouchoir soigneusement plié. Elle allait attraper un rhume, à ce rythme. Anaïs héla les deux autres. Elles étaient sous l’emprise d’un ravissement provoqué par le scintillement d’une écorce.

- Moi, je pense que les trois jours, il faut les compter à partir d’hier, dit l’une d’elle que le visage renfrogné d’Anaïs ramenait à la dure réalité d’un hiver simplement interrompu par une attente sans promesses véritables.

Elles rattrapèrent Muescas. Il se traînait. Elles le dépassèrent en silence. Anaïs croisa le regard intelligent de l’homme. Elle dut courir sur une dizaine de mètres pour atteindre les autres qui pressaient le pas. On approchait.

- Ils vous le diront, dit une femme. Ils auraient pu préciser.

Les toitures du château surmontaient un bois qu’on craignit de traverser. Muescas trotta et montra le chemin de traverse. Il avait une expérience terrifiée du petit bois. Elles se caltèrent sans entendre la suite. Anaïs les précédait. Il s’arrêta pour souffler. Le soleil n’était plus si généreux dans ces parages où les chemins ne se signalaient pas de loin. Il reconnaissait que cet effort lui plaisait. Il suivit une vache qui savait où elle allait.

 

 

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