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 Article publié le 23 septembre 2018.

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Bon ben me revoilà au poste du 7e Bureau des vérifications vingt mecs qui se branlent rien que pour se vider les yeux vissés dans l’écran… Je me baisse pour en voir un de près et il me répond que Roger est dans la salle d’attente et que je vais avoir une sacrée surprise. Il me parle de mon cœur et retourne à sa braguette. Un tiroir est ouvert sur un flacon transparent comme un miroir. Mais c’est pas le moment de demander l’aumône. Roger m’attend. J’entre dans la salle d’attente. Personne. On voit bien que la porte des chiottes est ouverte. Bruit de chasse. Roger revient. Ça va vite comme ça. J’ai pas le temps de respirer entre deux apnées. Roger s’est ajusté une cravate sous le menton. Le col de sa chemise est impec. Pas de traces de gouttes sur son pantalon. Je me demande pourquoi, comme ça, très vite pensant le Roger il s’en met toujours au moins une après la miction je n’ai jamais rien observé d’autre sur son futal quand il en vient mais c’était où cette mission ? ne me souvenant pas de ce pays où le voyage nous avait envoyé avec le courrier… Il a pas refermé la porte. Ça sent la lavande. Est-ce que cette odeur vous rappelle quelque chose… ? Je sais pas ce que j’ai vu en premier… le regard, les jambes, la main qui arrivait sur moi comme un poisson ondulant dans des eaux dont je ne pouvais pas oublier la teneur.

« Je suis content de te revoir, Frank… dit-elle en glissant sa main dans la mienne. Ça fait des lunes…

— Et des lunes ! m’écriai-je sentant l’humidité de sa main dans la mienne.

— Voilà… C’est moi… Le billet de cent…

— La chance…

— Oui, la chance.

— Comment que tu l’as retrouvée ? » grognai-je en direction de Roger qui nourrissait ses mirettes de repas volatiles.

Il se mit à gesticuler comme un sourd. Ou bien il parlait et luce l’écoutait souriant comme une garce qui s’est fait attraper après s’être enfuie dans la nuit où personne ne suit les fantômes du désir. Il n’en finissait pas, le Roger ! À croire que ça lui procurait du plaisir de se noyer dans le récit de son enquête. Mais pourquoi avait-elle agi de cette étrange et inexplicable façon ? Le billet de cent, je comprends. C’est toujours bon à prendre. Mais l’anonymat… ? Et cette référence toujours intime à la chance que je n’ai pas… ? Comment qu’elle expliquait ça, elle ? me demandais-je pendant que Roger s’enfonçait dans sa propre théorie du retour au bercail. luce et moi on a été marié naguère si des fois vous ne l’avez pas encore deviné. Et même si vous l’avez toujours su c’est une sacrée surprise, non, que de le savoir et surtout de se retrouver après ces années d’alcoolisation d’une existence sans histoires… ? Je tenais plus debout. Je me suis assis. Roger m’a alors transporté dans le fauteuil le plus proche. C’est un costaud, Roger. Et il aime montrer ses muscles, ses tatouages et ses cicatrices. Ses trésors de guerre. La longue et lente péripétie de son romantisme. Là, gravée dans sa peau de rhinocéros cornu genre si ça marche pas c’est que c’en est pas. luce s’est assise sur l’accoudoir. Cette odeur de Provence sous l’oreiller ! Pourquoi le billet de cent… ?

« Elle a un service à te demander, dit Roger. J’espère que tu vas pas lui refuser ça sous prétexte…

— Laisse tomber ça, Roger ! s’agace-t-elle. Je suis juste venue le récupérer…

— Je l’ai déjà dépensé ! »

Vous m’auriez entendu gueuler !... J’étais passé du désespoir du type qui tombe nez à nez avec un fantôme du passé à la détermination du pauvre qui défend le pain qu’il a mangé avant de le payer. Je montrais mes poings noués sans toutefois menacer le beau visage qui se penchait sur moi pour sucer les gouttes de sueur qui brouillaient mon regard. Elle m’avait toujours vaincu de cette façon, voluptueuse et gagnante d’avance. Roger était moins tacticien :

« Qu’est-ce que t’as dépensé, mon gros ? fit-il en se penchant lui aussi.

— Je dirai rien ni ne ferai rien tant qu’on m’aura pas expliqué ! »

Je me suis remis debout, dégoulinant et agité comme un mouchoir.

« J’en ai marre de rien comprendre quand je suis seul…

— Mais t’es pas seul, mon Frankie…

— On est venu te chercher… »

Deux types attendaient au fond, devant la porte à deux battants qui étaient ouverts sans que j’arrive à me rappeler si c’était par là que j’étais entré. Un brancard à roulettes les précédait. Merde, me dis-je, je suis si malade que ça… ?

« Pas tellement, dit Roger en ajustant la couverture. Le problème avec toi, c’est tes visions…

— Mais tu l’as vue toi aussi !

— Si tu parles de luce, ouais, je l’ai vue… tout comme toi… ça, c’était de la réalité… mais tu ne l’avais pas dépensé comme tu disais…

— De quoi tu parles, mec… ?

— Du bifton… 100 balles… Elle veut les récupérer.

— Mais pourquoi… ?

— Tu lui demanderas…

— Où qu’on va… ?

— Soigner ta violence. Voilà ce qu’ils veulent maintenant. »

Pendant qu’on roulait et que le plafond défilait, les choses me revenaient. Mes choses avec luce. Naguère. Elle voulait toujours récupérer le fric qu’elle me refilait. Et ça finissait mal. Les roulettes. Voilà comment je descends. Et ça va toujours vite. À tel point que j’en perds sa trace. J’ai voulu me lever, mais ils me tenaient bien, les salauds. Le bifton, je me l’étais carré dans le cul. Ils commenceraient par là. Je n’avais pas d’imagination.

« Et la chance ? ânonnai-je en renonçant aux explications rationnelles dont je connaissais les limites. Pourquoi a-t-elle parlé de chance… ?

— T’as qu’à lui demander, mec… »

Cette fois, elle était à cheval sur le brancard. Autant dire sur mon ventre. Et sans culotte. luce ne pratiquait pas la culotte, sauf nécessité. Elle s’est penchée, suçant la sueur de mes poils. J’ai soulevé ma tête autant que me le permettait le garrot.

« Je te le demande, luce ! Une dernière fois que je te le demande ! »

Elle riait en secouant le billet qui sentait toute ma merde. Elle était venue le chercher et elle l’avait trouvé. La chance ? Elle s’en foutait. Elle avait dit ça comme ça. Elle sauta en marche. Roulé-boulé vers l’ascenseur. J’ai entendu les portes coulisser. Roger resserra le garrot sur l’ordre d’un des deux types qui m’accompagnaient je savais où. Ce type disait en haletant :

« Il est toujours comme ça… ?

— Des fois pire, dit Roger qui s’essoufflait.

— Qui c’est cette gonzesse… ?

— Sa femme… Elle veut plus payer la pension alimentaire…

— Ah merde alors ! C’est elle qui casque ? Si j’avais su… »

Qu’est-ce qu’il savait pas ce matasano ? Et puis d’abord qu’est-ce qu’il savait ? J’avais une histoire à écrire avant dimanche. Bébé m’attendait au tournant. Vous connaissez pas Bébé… C’est un extraterrestre. Je me souviens plus d’où il vient. Il ne paie que si ça se vend. T’es pas fonctionnaire ! rugit-il chaque fois que je tends la main pour recevoir mon dû. Vous pouvez pas comprendre… Cette existence qui ne veut pas de moi parce que je ne veux pas de la république… D’ailleurs je veux rien d’autre qu’on me foute la paix. Je veux écrire des histoires qui se vendent parce que ce sont des histoires et non pas parce qu’elles exerceraient un pouvoir exhaustif sur la cervelle du commun des mortels. Et Bébé gueule :

« J’ai pas fait tout ce chemin pour m’entendre dire que je suis un profiteur de la plume de ceux qui savent écrire ce que d’autres ont le pouvoir d’imaginer !

— Mais elle m’a pas payé la pension depuis des mois ! Je suis en train de crever !

— C’est que t’as pas de chance, mon pauvre Frankie… »

Voilà de quoi je me nourris depuis des années qu’elle m’a quitté.

« Faut que tu remontes, Frankie, me dit-il en tirant sur son cigare qui lui creuse les joues.

— Elle en avait, elle, de l’imagination… On formait un beau couple. Complémentaire et tout et tout !

— C’est du passé… Tu me dois trois histoires. Et il m’en faut une avant dimanche. »

Il se répétait. Des mois qu’il se répétait le Bébé ! Et moi je dépérissais à vue d’œil. Je ne sais plus s’ils m’ont viré du 7e ni si j’ai fait un détour par Santa-Ana. Chico Chica m’attendait dans la rue, n’importe quelle rue. Il achevait son dernier cigarillo. Il jeta la boîte dans une poubelle. Fallait le voir soulever le couvercle, lâcher la boîte à un endroit précis de son ignoble contenu et refermer sans bruit, sans commentaire et sans moi. La fumée le rend avide. J’avais même pas de quoi me payer un mégot.

« Les mégots, me dit-il, tu les trouves par terre. Suffit de te baisser. Mais gare à la concurrence ! Et gare au flic qui est de mauvaise humeur chaque fois que tu ramasses ce qu’il est venu verbaliser ! Un dur métier…

— Flic… ?

— Non… Toi. Celui qui ramasse les mégots. C’est dur. T’as toujours le billet de cent… ?

— Dans le cul. Ils ont pas cherché là. C’est pourtant le premier endroit… »

On est allé jusqu’au quai. Le petit. Pas le grand. On y va plus au grand. Pas depuis qu’on est revenu de notre voyage en France. Le dernier. luce toute nue dans la cabine. Passagère clandestine. J’avais écrit une histoire pour ne pas oublier. Invendable. La voilà ma chance ! Mais je suis comme tout le monde au fond : je vends de la merde et si c’en est pas, je vais me faire voir ailleurs. Un ailleurs sans rien. C’est dur la première fois.

« Tu l’as racontée, cette première fois… ?

— Vendue ! C’était le prix du voyage. Ses jambes ! Elle les donnait en spectacle. Il fallait bien que ça me rapporte !

— Une chance… »

Voilà… où j’en suis. Des mois qu’elle payait plus la pension et voilà qu’elle me refile anonymement un billet de cent. Ne parlons plus de la chance. Ça nous mènerait trop loin. Faut pas pousser plus loin que le quai. Le petit. Celui des pêcheurs qui vivotent en attendant de crever comme les autres. Au début, je piquais les arêtes aux chats qui ne se battaient pas avec moi. Ils se battaient entre eux. Et j’en profitais pour leur piquer leurs arêtes et quelquefois même un poisson tout entier ou à peine chipoté. Mais les temps ont changé : maintenant, j’ai mes aises. Et je bouffe à table avec ces types rabougris qui regardent leurs femmes ravauder pendant que les enfants manquent de s’instruire. On boit aussi. Je leur ai montré le bifton. Ils en voyaient pas souvent des comme ça. Ils n’ont pas osé y toucher. J’avais le carton dans la poche. J’en ai pas parlé. À quoi bon compliquer quand on peut faire simple ?

 

 

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