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Génèse des séries
Le rétrolinéaire réflexe
![]() oOo Ce qui brise la notion d’une linéarité quelconque, c’est la rétrolinéarité. La rétrolinéarité est le phénomène par lequel on compose mentalement une ligne de successivité ou de causalité complète ou partielle à partir d’un point de vue actuel sur un ensemble de données rétrospectives. Ainsi, si je prétends décrire la façon dont ma poésie a évolué ces trente dernières années, je procède à une série de reconstructions rétrolinéaires qui feront exister des pans de texte mais en effaceront d’autre et qui instaureront une hiérarchie au sein des productions admise dans la ligne rétrospective. Le passé évoluant en lignes imaginaires qui se font et se défont à chaque instant d’un actuel qui ne connaît pas l’inertie, ou si peu, les lignes ne peuvent être que brisées et recomposées (ou non). C’est pourquoi il est si compliqué de parler de la linéarité. Elle est impossible et cependant sans elle rien ne serait non plus possible. On peut penser que les lignes ne sont pas seulement brisées mais également tordues. Le mouvement linéaire projeté par le sujet ne peut en effet que le ramener à soi, à un soi actuel. Le mouvement, si l’on considère l’écriture d’un droitier utilisant l’alphabet latin, imprimera un mouvement de repli, soit une torsion vers la gauche. Plus fortes seront les pressions contradictoires entre l’établissement de la ligne rétrospective et la pression vers le soi actuel, plus la torsion se continuera au point que la ligne deviendra spirale. C’est la spirale rétrospective. On a le sentiment que le point central est ce point du passé dont on souhaite se remémorer le détail ou simplement la fonction. Il est certain que l’élément ponctuel passé paraît "rayonner" dans le temps. Pour prendre un cas assez aisé à se représenter, les lipogrammes en « e », même si leur point d’origine est un peu flou. Ils apparaissent fin 1992, début 1993. J’y suis revenu ponctuellement. J’étais fasciné par l’univers sémantique qui, très vite, se dégageait de la pratique de cette contrainte exorbitante.
Je n’ai pas exercé cette contrainte de façon continue. J’ai peut-être eu l’intuition qu’il était nécessaire de la laisser infuser. Elle était la seule variante du lipogramme qui m’intéressait. Elle seule garantissait qu’on ne se limiterait pas à une sorte de virtuosité périphrastique mais que réellement on aurait affaire à un langage dégradé. Je n’ai pas pensé grand-chose de tout cela, bien sûr. J’ai poursuivi cet effort à l’été 1993, dans les cahiers du Scriptocardiogramme. Puis, je les ai repris en 1995 dans des cahiers qui avaient vocation à réunir des extraits de cahiers antérieurs, « Mélanges - Reprises » et « Fragueture ».
Je ne suis pas allé au-delà de quelques combinaisons, à cette époque. J’étais fasciné par la convergence des termes liés à l’enfer, aux ténèbres, etc. Mais il aurait fallu un effort considérable pour aller au-delà de quelques esquisses. La sémantique de l’e s’est sans doute infiltrée dans des vers qui ne suivaient pas cette contrainte à cette époque mais il serait fastidieux d’en retracer les échos audibles ou éloignés. J’ai véritablement repris le chantier des lipogrammes n’employant que l’e en 2008, au cœur d’une industrie sérielle qui engageait la publication d’une monographie, Portrait de la série en jeune mot et la coordination d’un ouvrage collectif, le Cahier de la Ral,m n°9, « Ceci n’est pas une série ». En 2008, mon appréhension de ces lipogrammes était un peu moins naïve. J’avais de l’entraînement et je m’exerçais à fond, me formulant de mémoire un répertoire aussi complet que possible des termes que j’étais en droit d’employer. Mais surtout, j’avais été profondément ému par le Cahier de l’Herne dédié à Ferdinand de Saussure où de nombreuses pièces inédites étaient présentées parmi lesquelles une note de l’insaisissable linguiste indiquant que, pour fonder une langue, il suffisait de deux termes tels que « ba » et « la ». Deux termes, pour Saussure, suffisaient à créer un univers de différenciation. Si l’on envisage la contrainte lipogrammatique inversée sous cet angle, elle ne peut manquer d’apparaître comme un modèle de dilettantisme. J’ai ainsi découvert qu’il était parfaitement possible de restaurer la fonction narrative sous l’empire de cette contrainte. Certes, les possibilités sont sévèrement bornées. On pourrait pratiquement estimer que « Les emmerdements de cet éphèbe de Werther », bref récit qui pastiche un célèbre et tragique roman de Goethe, est une réalité fortuite, accidentelle. Mais le plus problématique, ce ne sont pas les limites. C’est la mimesis. Dès lors que la narration entre dans la mimesis, la contrainte devient un outil rhétorique. Et le récit procède par périphrases. Or, si nous suivons la vision saussurienne du « ba » et du « la », c’est de l’intérieur que doit émerger la signifiance, même la forme particulière de signifiance qu’est la narration. Il y a eu d’autres tentatives, en particulier une intrigue relative aux « ventes d’êtres » en un temps où « l’être se vend très cher », etc. J’ai repris ces essais deux ou trois ans plus tard, à travers une série de fragments intitulée « Dérèglement des ventes d’être », qui présente un profil voisin. Des histoires s’amorcent mais sont inaptes à se développer comme histoires car la contrainte lipogrammatique les en empêche. On est très près de la contrainte dodécaphonique, quand on y regarde de près. Il y a eu une séquence plus aphoristique, également, en 2012.
J’ai repris cet exercice en 2018, à travers une série plus ambitieuse en matière de narration. Il s’agit du Belvédère. Il y a quelque chose du projectionniste dans Le belvédère car on a un personnage qui « met en scène » des « sketchs » qui énerve les gens et une « vedette », Eve, dont on ne sait quand elle joue et quand elle est elle-même. La narration est encore discontinue et l’élément accidentel interfère en permanence mais l’extension de l’usage de la contrainte s’est considérablement élargi.
Dans le cas des lipogrammes en « e », on a le bénéfice d’une traçabilité très grande car l’exercice, contraignant, ne se confond pas avec d’autres formes de production textuelle. C’est assurément un « modèle germinatif » au sens où Pierre Boulez faisait de la série le « germe d’une hiérarchisation » que nous transposons, dans le cas présent, à un univers syntactico-lexical radicalement défectif. Il ne serait pas possible de dresser un tel historique avec Le sens des réalités ou Avec l’arc noir. Certes, il y a déjà un historique du Sens des réalités, l’hypertexte « Au sources du sens (des réalités) » mais il ne présente aucunement ce caractère de progression, sinon linéaire, du moins constante. L’usage d’une contrainte est une chose relativement simple, en tout cas aisée à isoler. Les univers d’un roman ou d’un poème ne font que déborder, ce qui rend impraticable toute entreprise de filature. Ces univers ne progressent pas. Ils se transforment. Sans doute, je puis me rassurer sur le fait que je maîtrise mieux l’écrit aujourd’hui qu’à l’époque où je fréquentais le lycée ou même l’université. Mais pour ce qui concerne la production des écrits elle-même, ce « gain de compétences » est peu de choses. Dans l’établissement de la rétrospective que je puis faire aujourd’hui, les écrits les plus anciens m’apparaissent comme les textes d’un autre, ce qui rejaillit même sur des écrits plus récents, ce qui explique peut-être qu’aujourd’hui je sois dans cette démarche rétrospective puisque ce qui la distingue précisément d’époques antérieures, c’est que je regarde le stock existant non comme une masse d’essais qu’il faudrait actualiser, améliorer, développer, mais comme des états arrêtés d’une expérience de l’écriture. C’est un état de conscience particulier, où le degré d’acceptation est à son maximum (ce qui est sans doute une illusion). Ce ne sont pas seulement les textes de ma jeunesse lycéenne (dont je vois tout de même les défauts, abus et maladresses). C’est toute ma production que je regarde comme une série de productions réalisées, quel que soit leur degré de finition et qui, si elles donnent lieu à des révisions, doivent être préservées dans leur historicité ce qui est paradoxalement plus compliqué qu’hier car la multiplicités des modifications que je puis apporter à un document ne permet plus d’en arrêter un état. Je ne sais même pas si cette prudence peut exister, si elle aurait un sens en-dehors de cette expérience propre. La rétrospection forme une spirale rétrolinéaire. La ligne se construit à partir d’un point de vue actuel = v qui n’existe que dans une convergence de lignes mémorielles indépendantes dont la consistance tient, peu ou prou, au point de vue actuel = v. La question peut se poser, dès lors de savoir s’il est encore possible d’espérer avancer, progresser dans sa propre pensée, sans suivre le mouvement abstrait mais terriblement contraignant d’une spirale dont le point central n’est qu’une limite, celle du je-ici-maintenant. |
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