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Carnet de Keanu et autres notes du projectionniste
2- Extérieur jour

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 Article publié le 30 janvier 2022.

oOo

La disparition de K. m’a beaucoup affecté, c’est vrai. À présent j’écris dans le vide. Je voudrais dire au vide qu’il n’existe pas. Il me le rendra bien.

Keanu existe en revanche.

Ce pourrait être rassurant. Je ne sais pas si ça l’est tellement. Exister n’est pas très rassurant, d’une manière générale. C’est quelque chose que j’évite. J’ai mes méthodes. Les gens qui disent qu’ils existent, ils ne savent pas qui ils sont. Keanu ne parlait jamais de ça. Elle parlait parfois de cette grande cuve de nitrate dont elle était l’héritière. Qui sait si elle a jamais existé pourtant ?

Je parle de la cuve, pas de Keanu.

Pour Keanu, la question ne se pose pas. Pas ainsi en tout cas.

Dans un vieux film détérioré on la voit évoquer brièvement cette fameuse cuve. C’est Jack qui la filme. Il tremble. Ce n’est pas l’émotion. On ne sait pas grand-chose des émotions de Jack Ern-Streizald au bout du compte. Pour Keanu c’est pareil. Et en ce qui me concerne... Je ne saurais trop dire. J’étais un peu jaloux, c’est sûr. Mais c’était assez abstrait, au final.

Ou bien c’est moi. J’étais suffisamment abstrait pour ne ressembler à rien. Pas de raison d’être jaloux, vraiment. Mais la présence de Keanu me rassurait, assez bizarrement. Elle évoluait dans un espace qui n’était pas le mien. Comme une projection. Peut-être Keanu n’était-elle qu’une projection en effet. Et moi, assez ironiquement, j’allais devenir son projectionniste. Mais après.

Dans la cabine de projection, je dois bien le dire, je me battais avec des ombres. Certaines d’entre elles s’effilochaient.

Combien de temps cela a-t-il duré ? Je ne saurais le dire. Il y a eu ces incendies. Des incendies farceurs, vous voyez ? Les flammes imitaient parfois Keanu dansant. Pourtant elles étaient destructrices. Il y a eu des morts. Des bandes abîmées aussi. Perdues. Les morts, c’est terrible à dire mais... Ça ne m’affectait guère. Moi-même je ne me voyais pas survivre en fait. Mais les morceaux de film...

Je savais que les bandes supporteraient mal la chaleur excessive et les dépôts de suie. Même si les flammes ne les affectaient pas, l’image serait flétrie, dévorée de l’intérieur,, étirée à l’extrême pour produire une sorte de conglomérat visuel indescriptible. A quoi bon vivre ?

Mais la question ne se pose pas réellement, bien sûr. Elle ne se posait pas, très bien. Les flammes, je les voyais danser comme Keanu. C’était un peu surprenant à considérer car Keanu, je ne l’avais jamais vue danser. Ni en soirée (dans les quelques soirées où nous nous sommes croisés) ni même au cinéma, alors qu’elle aurait été une danseuse sublime, j’en suis convaincu. À demi irréelle, gracile comme le jour à sa naissance, très silencieuse aussi... Au lieu de ça, Jack lui demandait de tenir des rôles instables pour des films qu’il ne finirait pas (à cause des nuines, du nitrate, d’autres produits moins connus également). Les flammes progressaient souverainement.

Un moment, je me suis dit que c’était fini. Et ça ne me gênait pas vraiment. J’ai pensé à Keanu, la veille de son départ. Je ne sais pas si c’était réellement la veille. Elle a traversé l’air, à peine soumise aux lois de la pesanteur.

Elle s’évanouissait.

J’ai hésité à lui faire signe. Qu’allais-je lui dire, au fait ? Au revoir ou adieu ? Je ne croyais en rien, moins encore à ce moment. Ou peut-être que je devais lui débiter une de ces plaisanteries insensées qui étaient si en vogue, à ce moment, à cause du comique anglais qui faisait la tournée des bars sordides de la nuit avec un chapelet de blagues qui n’en étaient réellement pas, comme celle de la table qu’un homme veut découper dans le sens de la longueur.

Il prend un marteau et son fils de lui dire : - « Mais enfin, papa, pourquoi prends-tu le marteau ? La scie est dans le couloir ! »

Et le comédien d’éclater de rire tout seul devant l’assemblée circonspecte. Une assemblée qui, peut-être, sentait le sol se dérober sous ses pieds. Je me suis abstenu de parler à Keanu pour ne pas gâcher cet instant.

Keanu allait aller. C’était irrévocable. J’étais cependant loin de me douter à quel point. Qui aurait pu deviner en effet ce qui attendait la désirable Keanu en Nouvelle-Zélande ? Était-il concevable qu’on la sacrifie comme il semble qu’on l’ait fait ? Bon. Je ne puis garantir que la fin atroce qui a été la sienne soit avérée. Les faits manquent sévèrement de consistance dans cette affaire « Keanu Reeves ». Sa disparition, en revanche, ne fait pas de doute. L’idée que Keanu allait être dévorée vivante par des spectateurs conditionnés avec des méthodes médico-psychiques virait à l’obsession.

Il faut comprendre que Jack était sous l’influence de techniciens de la réalité qui cherchaient à contrôler le réalisateur pour influencer les masses en exploitant le cinéma. Jack s’était laissé approcher par des agents suédois et néo-zélandais qui avaient perçu chez cet homme un vif désir d’accéder à la gloire alors que son talent - et même ses compétences - marquaient de sérieuses défaillances. Les suédois étaient des activistes de tendance extrême-centriste. Ils disaient représenter le « juste milieu » alors que leurs visées comme leurs méthodes étaient celles de gens profondément déboussolés. Les allemands travaillaient pour Erich Honecker. Mais ils ne pouvaient accepter la démission et s’enferraient dans des spéculations destinées à perpétuer le culte du grand homme. Ils parlaient des événements qui se précipitaient comme d’une sédition réalitaire. Ils entendaient bien renverser le cours des choses ! Ils comptaient beaucoup sur la victoire des Soviétiques en Afghanistan.

On peut se demander pourquoi une jeune fille de Bagnolet s’est retrouvée associée à ce trafic politico-stratégique mal ficelé. Mais la vie est faite de ce genre de combinaisons hasardeuses, n’est-ce pas ? Et moi-même, je sentais tout le poids de l’histoire sur mes épaules à ce moment. Pourtant je n’étais rien. Non. Rien.

Keanu était le sang. Ça, c’est assez sûr. Keanu. Le sang. Moi. Rien. Le sang. Rien.

Je restais fasciné à regarder les flammes s’approprier l’espace du cinéma. Il fallait que les choses s’installent comme dans un film. Mais un film de Jack Ern-Streizald, voyez ? Soit un tissu de scènes incohérentes ou extravagantes ou ineptes, peu importe – tournées avec les moyens du bord dans un premier temps, dans des lieux abandonnés ou insignifiants. D’où le feu était-il parti ? Quelqu’un avait-il allumé une cigarette avant de s’effondrer, laissant l’embout du clope se frotter au velours de l’un des murs ? Ou bien un agent revanchard avait-il décidé d’en finir avec ce sinistre cinoche, ultime vestige d’un drame inextricablement politique et sentimental ?

Le feu approchait de la cabine. A l’intérieur, il y avait Keanu. J’en étais persuadé. Elle ne dansait plus. Elle lisait. Elle souriait rêveusement. A quoi ? Mystère. Mais on sonnait. C’était la livraison. On apportait de nouvelles bandes. Le livreur n’avait sans doute pas remarqué que le cinéma avait pris feu. Je ne pouvais pas le faire attendre. Ce type, je ne le connaissais pas mais je devinais bien qu’il avait encore toute une série de livraisons qui l’attendaient. Et moi, avec mon incendie, j’allais le faire poireauter pour rien ? L’homme ne pouvait pas savoir à quel point ces bandes étaient importantes pour moi, même si j’évite de les regarder en général. A cause de leurs propriétés toxiques, vous savez ? Les spectateurs exposés aux bandes de film qu’on diffuse ici se décomposent assez vite, en fait. Physiquement, je veux dire Ils se liquéfient, ils se désagrègent, ils voient leurs voisins se détruire pareillement... Mais ils donneraient tout pour voir Keanu.

Moi aussi – mais pas là. Pas dans ces films atroces et toxiques. Car ces films sont réellement toxiques, c’est net ! Les gens se dissolvent progressivement en absorbant les différentes scènes. Aucun ne sortira vivant de là. Alors l’incendie... C’est une facétie de plus de cet horrible cinéma, quoi d’autre ? Et pourtant il me peine de savoir que les bobines de film seront perdues ou même détériorées.

Et le livreur qui attendait... je n’allais quand même pas le faire attendre. Je ne suis engagé dans l’escalier de service qui était noir de suie, irrespirable. L’air était empoisonné. J’avançais lentement. J’avais l’impression que mon corps se comprimait. Je commençais à regretter de m’être aventuré dans ce réduit. Si j’étais resté dans la cabine de projection, j’aurais sans doute brûlé vif. Mais j’aurais eu le sentiment d’avoir eu jusqu’au bout Keanu avec moi. Elle était dans les flammes, c’est certain. Je l’avais perçue si nettement.

Je descendais en suffocant. En même temps, je ne cessais de penser à Keanu. Me revenaient en mémoire non des détails mais des évocations de son départ pour la Nouvelle-Zélande. Est-ce l’asphyxie ? J’imaginais même que nous nous étions retrouvés à cette occasion et qu’elle m’avait embrassé, ce qui techniquement n’est pas possible : il y a si longtemps que je n’ai plus mes lèvres. Que nous avions fait l’amour de façon déréglée dans la cabine de projection. Je me souvenais parfaitement de la forme de ses fesses. Je les tenais à deux mains sous une lumière pourpre, tremblante, tandis que j’entrais en elle.

Je me rappelais encore son souffle épais qui se collait aux mien. Ses cheveux ondulaient devant moi. Le film qui passait en salle devant nous...

On la voyait également là, sur l’écran, presque nue et se mordant les lèvres. Et elle, pourquoi se donnait-elle a moi alors qu’elle allait s’en aller ?

Je ne saurais garantir que tout ceci est réellement arrivé. J’étais sans doute sous l’influence de l’air toxique qui devait me tuer. Il s’en fallait de peu pour que ma vie finisse dans ce réduit irrespirable, en effet. Mais je n’étais plus si loin de la porte de service. Je me suis cogné contre son panneau métallique. Mes doigts ont accroché la poignée.J’ai tiré la porte vers moi et j’ai dû m’effondrer à cause de l’insupportable pression de l’air frais.

J’étais dehors, vivant.

 

°

 

Quand je suis revenu à moi, le livreur se tenait debout, dans une posture figée, sans doute ennuyé ou agacé par la situation qui allait lui causer du retard. Il m’a aidé à me relever, sans doute pour accélérer les choses plutôt que par compassion. Je reprenais tout juste conscience. Je me rappelais à peu près qu’il fallait récupérer les caisses de film et, en même temps, je me souvenais de l’incendie qui devait avoir fini de détruire le cinéma. Enfin, je ne sais combien de temps je suis resté inanimé. Quelques minutes ? Quelques heures ? Ce n’est pas le livreur qui me répondrait. Il ne me poserait pas de question non plus. Il voulait juste déposer ces maudites caisses et reprendre sa tournée.

Je l’ai aidé à décharger la livraison. « Laissez ça là », lui ai-je soufflé d’une voix qui devait être à peine audible. Les images du cinéma me revenaient en tête. Les spectateurs qui brûlaient, qui ne semblaient pas s’en soucier.

L’un d’eux avait tourné la tête. Il m’avait regardé avec un sourire atroce, comme si c’était moi la victime de sa combustion. Lui s’en moquait éperdument.

En même temps, je revoyais Keanu partiellement déshabillée dans la cabine de projection, se frottant à moi par provocation, rieuse et séductrice comme elle ne l’a jamais été dans les faits, comprenez ? Ce souvenir-là me semblait aussi réel que le reste. C’était assez pénible parce que j’avais parfaitement conscience que non, enfin. On n’a jamais vécu cela, Keanu et moi. Je ne suis rien, vous savez ? Pas seulement pour elle. Je ne suis rien, vraiment. Vraiment rien. Non. Rien. Et ça, c’est assez clair. Et Keanu, comment dire ? C’était le sang. Le sang, même. Je me suis rendu compte que j’étais fou d’elle. J’avais envie de l’avoir près de moi, de la serrer contre moi alors même que je n’étais rien et que tout cela n’était qu’une histoire vieille de plus de vingt-cinq ans qui n’avait pas eu lieu, qui plus est.

Cette accumulation d’impossibilités m’a révolté, même si j’étais sans force, tout juste à demi conscient. Au fond, j’étais assez content de l’incendie qui avait anéanti le cinéma au moment même où un serpent-girafe extraterrestre devenu paranoïaque et cruel décidait de soutenir les zombies dans leur entreprise d’asservissement de toute l’humanité vivante. J’allais peut-être perdre ma place mais je pourrais ainsi tourner la page d’une histoire insensée faite de choses qui n’ont pas eu lieu, qui ne pouvaient pas avoir lieu.

J’ai laissé les caisses dehors, près de la porte de service et je me suis dirigé, encore groggy, vers le Round Corner, ce bar ignoble ouvert jour et nuit et où l’on peut boire un sky au goût ignoble, graisseux et composite, qu’on appelle le Mozg car il a une teinte grise. On dirait de la matière cervicale.

J’ai marché sans me retourner. J’imaginais les flammes qui devaient s’élever dans le ciel impavide de l’Oegmur. Je ne voulais pas les voir.

Je voulais juste prendre place au comptoir et m’installer devant un gros verre rond que le gérant remplirait avec une maîtrise absolue. À chaque fois que je penserais à Keanu, je boirais une gorgée. Ainsi, tant que le ressac de son évocation persisterait je pourrai le contrer avec ce whisky innommable dont on ne trouve l’équivalent nulle part (ce qui est heureux). Il fallait bien que je me décide à partir pourtant. Je devais retourner sur le lieu de l’incendie et j’’aurais des compte à rendre, à coup sûr. La police demanderait des choses.Pourquoi le projectionniste a survécu. C’est vrai, d’ailleurs. Qu’est-ce que je pourrais bien répondre ? Ça n’est pas logique. Je hocherais la tête pour signifier mon désarroi. Je me sentais capable de parler longuement de ce désarroi, de sa forme compliquée mais dont j’avais une vision assez claire tout de même. mais non.Je ne voyais que des fils inextricables. Mon cerveau ? Avant, après cet incendie farceur ? Je m’attendais à voir débarquer les pompiers.

Or la nuit semblait camoufler l’incendie qui était bien réel pourtant puisque je venais d’en réchapper. Aussi réel que Keanu à tout le moins. Mais non. De l’extérieur tout était calme. La façade miteuse du cinoche ne trahissait pas le moindre désordre. La mort était aussi muette. Je me suis convaincu qu’il fallait que je retourne au Round Corner même si j’en revenais, même si j’y étais déjà. Je voyais trop clairement la façade miteuse et ironique du cinoche et le sky gris bubonique était si loin de mes lèvres.

Je ne voyais pas les formes qui me faisaient face. Un imbroglio de taches colorées absorbait mon regard. Mais je pensais à Keanu. réellement. Dans la cabine...

Les images de la cabine étaient assez abstraites mais certaines formes se détachaient nettement. J’étais certain de voir Keanu alors. Elle se dissipait mais c’était elle, très nue, désirable. Elle était là, dans la cabine, presque inconvenante. Je m’approchais avidement. L’air et la réalité étaient abstraits mais elle, non. Elle était ce qu’il y a de réel, même. Autour de nous il n’y avait que le chaos.Pourtant, je ne pouvais la toucher. Pourtant, j’étais tout proche d’elle (ou elle de moi). Pourtant, je la sentais sauvagement, j’entendais son souffle. Cependant, elle était aussi insaisissable que magnétique. Je ne sais plus si je m’avançais, si je tendais les bras vers elle.

Je ne saurais dire à quel point elle était là ou non. Sa présence était pressante. Mais les lumières tournaient rapidement autour de nous. Le projecteur bruissait invraisemblablement. Des ombres temporaires expliquaient ironiquement la vie et la mort de Keanu, une mort qui n’en est pas une (elle est classée parmi les « disparitions), qui a la forme d’un point d’interrogation comme parfois le fluide corps de Keanu quand on la voyait traverser l’espace, d’un trait. Je sentais le bas de son ventre si proche du mien ! Or, chacun sait que Keanu était déjà à Auckland à ce moment. Ou disparue - ou quoi ?

Oui. Quoi.

Je ne sais pas si nous dansions ou si nous étions immobiles. Ce n’était pas seulement la lumière qui se déplaçait fébrilement. C’était des parcelles d’espace. Elles striaient l’air. Elles le brassaient jusqu’à désorganiser nos corps vivants qui en étaient à se mêler bizarrement.

 

Nous nous embrassions avec perte, avec beaucoup de perte en nous. Nos ventres se collaient l’un à l’autre. Le rythme était dur. C’était un bruit sec de machineries et de bande persiflante à cause des excès de nitrate et d’acérate. Tout était certainement indiqué dans un script quelconque mais il était perdu. Et la cabine continuait de rougir furieusement, peut-être à cause de l’incendie. Je tentais de m’approcher encore de Keanu qui était contre moi. J’allais entrer en elle. Sa main recherchait mon sexe. On allait peut-être mourir là ? En une sorte d’extase incendiaire qui ne laisserait de nous que des débris carbonisés ? Le script était tordu. Ce devait être un coup des agents est-allemands qui voyaient en K. la puissance prolétarienne à son état le plus pure, la plus incandescent.

Elle l’était, en effet.

Avril 1989, au coeur de Bagnolet, tandis que des activistes pénibles à entendre fomentaient un déni de réalité, Keanu s’efforçait d’exister. Pendant ce temps, Jack Ern-Streizald se laissait contrôler, mi-cynique mi-niais. Que croyait-il gagner ? Il avait expliqué son scénario avec l’intervention des serpents-girafes extraterrestres à des néo-zélandais qui disaient travailler dans le monde du cinéma expérimental alors que, dans les faits, il s’agissait de membres des services secrets. À quelle fin intervenaient ces hommes ? Il serait difficile de le dire. Ils étaient borderline, en réalité. Ils perdaient le contrôle d’eux-mêmes et prétendaient s’appuyer sur le jeune réalisateur déjà affecté par la consommation excessive de nuines, qui espérait convaincre avec ce scénario un peu décousu. Keanu serait le premier rôle - et le dernier. Il leur expliquait ça sans se douter que ces agents avaient des connexions en Suède, vous voyez ?

Non. Je devrais sans doute expliquer les problèmes rencontrés avec les services secrets suédois. Mais ça prendrait beaucoup de temps, alors que je voulais seulement retrouver ces souvenirs pour leur rendre du sens.Un peu de sens, comprenez ? J’aurais sans doute dû mourir dans ce maléfique incendie. Or, j’y ai survécu. Ça n’est pas très logique. Je n’étais pas demandeur ! J’aurais bien pu disparaître avec ce cinéma de misère, enfin. Ça n’aurait été un problème pour personne. On n’est maître de rien en ce bas monde. Je serais mort dans les bras de Keanu, tout de même. Ce n’est pas si mal.

Comme je regardais l’intérieur de mon verre (comme si une vérité quelconque avait pu en surgir même si c’est idiot, je le sais bien : aucune vérité ne surgira de ce verre), je revoyais Keanu. J’étais en elle, je puis vous l’assurer. Les flammes nous entouraient et nous allions mourir dans l’incendie du cinéma. Ça me semblait assez normal. Mon sexe s’enfonçait éperdument dans sa chair accueillante. Or, tout nous incitait à accélérer le mouvement. L’incendie était liquide et il devait nous emporter rapidement. Au lieu de ça, un va-et-vient plus pesant et plus lent prenait possession de nos corps. Le temps s’alentissait en elle.

Je puis avoir été victime de tout ce que ce cinéma dégageait de toxique avec les flammes. Rien ne me convaincra de l’irréalité de ce que je décris. Elle s’est retournée à un moment pour me regarder ou pour que je la voie. Quant à décrire son regard, ce serait bien difficile. Il faut comprendre que le cinéma se consumait - et nous ne devions pas en réchapper. L’oeil de Keanu ne trahissait rien. Ni l’extase amoureuse ni la tendresse de l’amante. Ni le défi ni la passion. Elle me regardait. J’aurais voulu l’embrasser. Nos corps nous séparaient. Je ne pouvais que la fixer du regard sans parvenir à oublier que les flammes se rapprochaient de nous. Elles nous seraient fatales. Ou bien ce serait l’asphyxie.

La bouche de Keanu s’entrouvrait. Pas un son n’en échappait. Ce semblait être l’ultime expression de sa jouissance, aussi silencieuse que la fatalité elle-même. La mienne n’a été qu’un râle, me semble-t-il. Et puis.

Rien. Ou plutôt. Des abstractions en série, un chaos de sensations. J’avais l’impression d’être dans un de ces bizarres films où mon amante a joué un rôle instable avant de disparaître. Comme dans ces productions sérielles mal fichues, la séquence mortelle serait sans suite. Je reprenais connaissance a l’extérieur du cinéma. J’essayais d’aider un livreur bougon à remplir sa mission, encore groggy. Et puis je me suis rendu au Round Corner.

Le sky avait un goût de cendre. Je restais figé à boire par petites gorgées. Autour de moi, l’ambiance du Round Co s’échauffait Je ne voyais pas grand-chose de l’animation fiévreuse qui gagnait le club de monsieur Seguelers. Est-ce qu’on se battait ? Possible. Les musiciens jouaient plus fort à présent. Souvent, quand il y a une rixe, les musiciens jouent fort pour couvrir les éclats de voix et le fracas des corps qui tombent. Les clients se pressent autour du combat qui s’annonce pour profiter du spectacle. Ils lancent des paris. Mais là, je ne sais pas. Je n’avais pas la force de regarder autour de moi. L’intérieur de mon verre était comme un espace de projection. Il ne me montrerait rien, c’est vrai. Mais dans ce néant aux reflets dorés et gris, je trouverais un certain repos.

Le cinéma était sans doute anéanti à cette heure (en fait, il n’en était rien mais ça aussi, c’était comme un repos pour moi).

 

Sorti de l’enseigne délétère, je reprendrais ma vie de rien. Je rentrerais dans ma piaule mal aménagée où je n’ai pas remis les pieds depuis des jours (j’ai pris l’habitude de dormir dans la cabine de projection, vous savez ? et ce, de façon intermittente). Une odeur lourde de poussière grasse m’accueillera. Je me déposerai sur le lit, je dormirai des heures comme un morceau de bois pulvérisé. Est-ce que je verrai Keanu en rêve ? Est-ce que ma cervelle peut encore produire du rêve ? Qu’est-ce que j’en sais, au fait ?

Je prierai peut-être avant de m’endormir non pour revoir Keanu car ça n’a pas de sens, ça. Mais pour ne pas me réveiller. Pour être sûr que la page se tournera définitivement. Qu’on ne m’infligera plus jamais cette vision sordide de la plage de Muriwai, un jour de septembre 1991 dont l’heure n’avait plus de consistance autre que la vague mention

Extérieur jour.

Mais un jour frelaté, à tout le moins. Ce n’était pas un film. Ça ressemblait plutôt au making of. Il y avait du sang sur le sable. On avait planté des caméras autour de ce qu’il faut bien appeler la « scène de crime ». J’entendais des sanglots. C’était peut-être les miens. Il n’y avait personne derrière les caméras. Et pourtant elles tournaient, c’est certain. Je ne voyais pas Keanu. J’aurais voulu la voir pour me rassurer ou, du moins, connaître la vérité. Mais non. Il n’y avait que le sang sur le sable. Les caméras laissées à l’abandon. Rien.

Non. Même pas l’ombre de Keanu. De petits attroupements. J’imaginais qu’il s’agissait des techniciens. Rien ne permettait de s’en assurer. Ce n’était pas la meute des spectateurs conditionnés pour s’adonner à d’immondes actes de cannibalisme en tout cas. Ceux-là, ils avaient une allure de zombies. Je ne sais pas ce qu’on leur a fait. Il faut dire que les techniciens qui entouraient Jack Ern-Streizald agissaient sans scrupule. Ils avaient pu droguer leurs cobayes. Ils avaient pu prélever de petits morceaux de cerveau pour les remplacer par des composants électroniques, comme on l’a fait pour donner naissance à cet effroyable mouton métallique qui a, c’est certain, précipité la chute de Jack. Ils pouvaient encore avoir exposé leurs victimes à des images corruptrices après avoir fait miroiter ces naïfs admirateurs un beau spectacle où Keanu - la véritable Keanu - tiendrait le premier rôle...

Le résultat était que ces hommes étaient comme lessivés de toute personnalité, de toute conscience de leur humanité. C’était affreux. Et ils allaient manger Keanu qui était certainement encore vivante à ce moment. On ne les voyait pas, pourtant. Jack non plus mais il est possible qu’il ait fait partie de ces petits groupes de « gens du cinéma » qui se formaient et se défaisaient rapidement, pour préparer la séquence sanguinaire ou, au contraire, pour remballer le matériel et effacer toute trace de leur forfait ?

Au ciel, les nuages paraissaient artificiels et ils empruntaient des formes qui s’apparentaient à de ridicules petits moutons prophétiques. Rien.

Le sommeil ne durerait pas. Je me réveillerais dans ma misérable piaule, mortellement angoissé et amer. Tout recommencerait. En m’éveillant, j’aurai des bribes de souvenirs incohérents en tête. Et je ne comprendrai pas ce que je fais dans cette piaule. Souvent je dors dans le cinéma, dans la cabine. Je finirai pas me rappeler qu’il y a eu un incendie. Je ne sais pas s’il a réellement eu lieu, en fait. Je me lèverai pour faire un brin de toilette. Le ciel gris dispense une lumière agressive ce matin. La pluie qui tombe forme un rideau constant et vertical. Je n’ai pas envie de sortir. Mais cette piaule est invivable ou bien c’est moi qui le suis, je ne sais pas. Je pense à Keanu alors. Où est-elle ? Longtemps j’ai pensé qu’elle a été dévorée par des gens qui ont été conditionnés pour ça. À cause des délires de Jack, hein ? Et parce qu’on l’a manipulé, lui aussi. Jack était un type sans scrupule. Il aura emmené Keanu en Nouvelle-Zélande avec de mauvaises intentions mais je ne crois pas que, de lui-même, il l’aurait sacrifiée. Il fallait qu’il y ait ces types pour le contrôler et le persuader de commettre des choses irréparables. Il fallait ça pour en arriver là.

L’autre hypothèse, c’est qu’on a sciemment brouillé les pistes pour faire croire au pire. Le pire, c’est quand même ce qu’il y a de plus crédible, au final. Mais ce matin-là, en regardant la pluie tomber je me disais que Keanu ne pouvait pas avoir fini ainsi. Il y a quelque chose qui ne colle pas. Ou, plus exactement, rien ne colle. Alors c’est obligé. Elle est maline, Keanu.

Ainsi, quand on lui a parlé du projet Нельзя курить письмо, un film de type v, Keanu a simplement hoché la tête. C’est l’agent suédois qui lui a fait cette proposition. Keanu a bien senti qu’il y avait anguille sous roche. Et Jack Ern-Streizald n’y était pas pour grand-chose

Le scénario de ce film était la chose la plus étrange du monde. L’agent suédois (qui n’était qu’un robot-espion) insistait sur la trame v. Or, la trame v n’avait jamais été développée par Ern-Streizald. Si Keanu avait connu Sigmund D Lyserg, elle aurait pu faire le rapprochement avec les expérimentations tordues de ce fanatique persuadé de parvenir à une forme de « management des populations » par le biais du cinéma. Sigmund D Lyserg était un homme de l’ombre, assez peu enclin à communiquer même avec ses contacts au sein des agences est-allemandes ou suédoises avec lesquelles il traitait régulièrement. Jack Ern-Streizald de son côté a essayé de trouver une issue à un scénario mal barré (l’histoire des serpents-girafes extraterrestres). Il n’avait pas encore eu l’idée de faire intervenir l’affreux monstre hybride qu’est le mouton métallique, dont il espérerait tant par la suite mais qui ne ferait que précipiter sa déchéance...

Le robot-espion parlait à Keanu en la regardant bizarrement. Keanu se sentait épuisée à cause de cette voix de vocodeur. Elle voulait s’en aller. Elle avait l’impression qu’on la filmait et c’était le cas, d’ailleurs puisque les yeux du robot suédois étaient en réalité des caméras miniatures. Le robot expliquait de sa voix monocorde le bizarre scénario à Keanu qui ne parvenait pas à suivre l’enchaînure des événements de ce projet.

L’agent. - Il y aura des ombres, Keanu. Des ombres et des entités, vous comprenez ?

Keanu. - Uh, uh.

L’agent. - Vous êtes une entité. Mais on vous confondra avec une ombre à cause de la nuit parcellisée. Voyez ?

Kean.u - Uh, uh.

L’agent. - Tandis que le bâtiment de la Fédération des vibrations errantes explose vous vous endormez. Votre sommeil importe, n’est-ce pas ?

Keanu. - Uh, uh...

L’agent. - C’est alors qu’on entend quelqu’un dire très fort qu’il ne faut pas fumer cette « maudite lettre ». Vous tressaillez alors. Ok ?

Keanu. - Ah oui ?

L’agent s’approchait de Keanu, de plus en plus engourdie. Она чувствовала себя грустной, не зная почему. Le sky était bizarre, bizarrement gris. Elle pensait aux ombres, aux entités, à son amie Aimée qui allait la rejoindre à Muriwai. Elle sentait le robot s’approcher d’elle.Le robot se faisait lascif. Keanu était troublée. Il continuait ses explications impossibles et elle se sentait faiblir en l’entendant...

L’agent. - L’espace est strié de rais de lumière pendant ce temps. Votre sommeil est dogmatique, chère Keanu. Il sécrète des règles de fer.

Keanu. - Hé hé...

L’agent. - В этом сне тоже нельзя курить критическое письмо. Вы понимаете этот смешний закон ?

Keanu. -  Что вы...

L’agent pressait déjà ses lèvres contre celles de la jeune actrice qui n’en pouvait mais. Elle entendait un bourdonnement sourd qui émanait de la carcasse du robot sensuel dont la bouche offrait un étrange goût de métal et de peau artificielle. Keanu se sentait défaillir.

Pendant ce temps des agents des services de renseignement faisaient signer des contrats par dizaines à Jack Ern-Streizald qui ne comprenait rien mais signait tout de même.

°

 

 

Dans la sono, on entendait des airs de Candlemass. Le réalisateur ne comprenait pas pourquoi on lui infligeait ça. Il aurait voulu écouter un disque des Bee Gees. Il sentait tout le poids de la fatalité écraser ses épaules qui s’affaissaient à mesure que pleuvaient les contrats. Le robot-espion suédois qui entreprenait Keanu et les agents néo-zélandais qui s’occupaient de Jack Ern-Streizald s’étaient-ils concertés ? Rien ne permettait de l’affirmer. Aujourd’hui, plus de vingt-cinq ans après les "faits", toutes les spéculations restent possibles.

Toujours est-il que le réalisateur était désormais sous contrôle et que la jolie Keanu allait s’abandonner, pour une nuit, à un robot sexué qui enregistrerait chacun des soubresauts du corps alenti et fiévreux de la jeune fille sans doute troublée par un alcool des plus nocifs, le whisky Mozg.. Il la serrait dans ses bras, comme un étau à peine soumis aux spasmes du désir vivant. Et tout en l’étreignant il continuait de lui parler.

L’agent. - Les rayons obliques témoignent de la réalité verticale séditieuse, Keanu. Les taches noctivores disent le réel presque impavide.

Keanu. - Mh...

Keanu ne voyait pas les vapeurs jaunes qui s’échappaient des oreilles artificielles du robot-espion vrombissant d’un désir machinique. Elle se sentait fondre. Le robot progressait mécaniquement dans son étreinte comme un rouage pervers et sûr de son programme. Bientôt le robot entrerait en elle. Lentement, avec une pondération qui n’aurait rien d’humain. Et en la pénétrant il continue de lui parler.

L’agent. - Votre corps est le lieu et l’intrigue Keanu. Votre battement de coeur règle le rythme de l’action. Personne ne voit ça, Keanu...

Keanu. - Oh...

Mais je ne sais plus si tout cela a bien eu lieu. Le film Нельзя курить письмо a beau être un film de type v, il vois rend vraiment z  ! Moi, j’évite de les regarder de manière générale. Mais à l’époque, il n’y avait pas de raison de se méfier. C’était les films de Jack, quoi. Ils étaient bizarres et mal fichus, de toute façon. On demandait à Jack : « Mais tu parles russe ? » Il ricanait bizarrement et regardait Keanu qui lisait attentivement le scénario. Le soir, elle reverrait le robot-espion qui voulait l’emmener au Round Corner pour lui parler de Muriwai.

Je ne sais pas si l’horrible scène de la plage de Muriwai était censée figurer dans ce film v. Mais la scène du Round Corner c’était déjà autre chose. Et les ébats de Keanu avec le robot suédois aussi, c’était quelque chose de très différent. C’était la scène qui se déroulait quand le cinéma a pris feu. Il y a eu des moments de confusion. Je me disais cela en retournant au Round Corner, ne sachant pas encore que je retrouverais le cinéma intact.

L’incendie semblait n’avoir jamais eu lieu. Pas un bris, pas une trace de brûlure. Le velours rouge des parois murale était intact. Les spectateurs... Certains étaient les mêmes que le soir précédent. Le type de la veille avec son atroce sourire n’était pas là en revanche. Mais j’ai reconnu quelques figures. La bande allait finir. On voyait en plan fixe un boulingrin de rêve, désert mais où il était sûr qu’on avait festoyé peu de temps auparavant.

Puis, une autre chose semblait sûre. On y avait déjà vu Keanu, dans ce boulingrin. Mais quand ?

Quand, en effet ?

L’ambiance était bizarre au Round Co’. Un instant, je me suis demandé si l’on avait conscience de ce qui venait d’arriver, si l’incendie avait pu marquer les esprits. Mais non. La clientèle du Round Corner se soucie peu du cinéma, même s’il est probable que la plupart des gars qui viennent ici ont fantasmé un jour ou l’autre sue la jolie actrice. Les lieutenants de Seguelers n’ignorent pas, en outre, que le caïd avait pour la jeune fille des attentions spéciales, sans qu’on sache pourquoi (ce n’était pas une liaison amoureuse, ils ne se sont jamais parlé). Mais tout cela s’est passé il y a si longtemps ! Et qui sait ce que ce fantasque cinoche a à voir avec les choses qui se sont déroulées ici il y a 25 ans ? Ça ne tient pas non plus.

J’ai terminé cet affreux sky pour en commander un deuxième très rapidement. Je ne demandais ce qu’il pouvait en être réellement de ce film. Нельзя курить письмо - c’était un nom de code, je pense. Les éléments du scénario étaient autant de messages cryptés. Le serpent-girafe extraterrestre devenu fou et sadique (alors que cette population est naturellement pacifique et bienveillante), armé d’un hachoir et d’une truelle... Quelle signification ? Il se promène dans les rues de la capitale et creuse d’un coup sec la nuque des passants comme pour en extraire le cerveau... C’est surprenant ! Et personne ne se rend compte de rien ! Les gens délestés de leur cerveau continuent de marcher ! Où est donc Keanu dans ce fatras de scènes composites ? Son absence pèse incroyablement sur ce film où tout ne fait que s’effacer. Les meubles dans lesquelles sont enfermées les gélules d’omniréalité, par exemple. Le bois d’heure s’en écoule silencieusement, en tremblant

Le bureau du président est un espace non euclidien. On suppose que le film est un film d’espionnage.

Des yeux sans corps circulent dans la pièce. Ils voudraient témoigner mais ils ne sont que des yeux ! Et ils ne pourraient témoigner de rien, en fait. Tout se dissipe, ici. Dans le fauteuil présidentiel, s’est installé un horrible mouton hybride, métallique et hideux. Il bêle affreusement en buvant un whisky. Aucun spectateur ne pourrait supporter la vision du mouton infernal ni même la bouillie sonore que représente son bêlement.

On hurle.

On hurle car l’image est crade, affreusement blafarde. Elle paraît déformée, asymétrique. L’oeil plonge sans fin comme s’il tombait dans cette image sans paroi et sans centre. Le mouton installé au bureau semble s’apprêter à prononcer un discours. Mais la bande-son s’étire.

Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom broute Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom

Des spectateurs hurlent, pleurent, gémissent, se débattent, tentent de se lever de leur siège, de s’arracher les yeux... Ils respirent mal. Le discours du mouton semble annoncer un état d’exception, comme s’il instaurait son diktat sur le monde. Tout s’en trouve anémie, dégradé.

On ne sait pas si on est au début ou au milieu du film (à la fin peut-être ? Mais y a-t-il une fin à ce film ?) les yeux du mouton qui ne sont que des visseuses-dévisseuses rouillées percent l’écran et provoquent des suintements abjects et purulents. L’écran saigne avec l’oeil. L’oeil se déforme et s’imprègne de cette lumière inqualifiable, froidement meurtrière, qui baigne le bureau présidentiel. On ne voit rien. Mais alors rien du tout. Non. Et c’est peu de dire qu’on ne voit rien. On ne voit vraiment rien. Non. Vraiment rien. Vraiment, vraiment. Rien. Ça n’est pas quelque chose, non.

Rien.

C’est pénible car ça contribue à tordre l’oeil du spectateur. Rien. On se sent à la fois vissé et dévissé. Ça craint (là, on croit entendre la voix de Keanu - mais elle est absente, c’est forcément une illusion). Rien. Non. Une spirale néante. Béante. Rien. Non. Ou peut-être des taches ?Non. Même pas des taches. Rien. Pendant ce temps, le mouton broute le cadavre du président.

Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom broute Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom broute Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom ça va ? Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom et l’intrigue n’avance pas. Elle se délite, en fait. Et ça écartèle le spectateur. Gnom Gnom Gnom Gnom broute Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom Gnom broute Gnom Gnom Gnom Gnom et quoi encore ? Вы думаете кто-то может курить письмо ? О чем вы думаете ? On ne peut pas penser ici.

On a les yeux vissés et dévissés. Ça ne permet pas de penser. В этом письме нельзя курить. Понятно ?

Non.

Le mouton métallique est très clair sur sur ce point. Si on devait fumer la lettre (ou dans la lettre, peu importe), le film serait fini. Et vos chances de revoir Keanu seraient réduites à néant. A néant, ok ? A rien, quoi. Quoi ? Mais rien. Non. Rien. Le mouton bêle. Gnom Gnom Gnom Gnom. Vous comprenez ?

Non.

D’un côté, on comprend qu’on ne puisse pas comprendre. Les altérations et les traces d’usure tout le long de ces prétendus « rushes » !

Bref.

De l’autre l’absence supposée de l’actrice principale et même de son double tend à effacer toute question de compréhension. J’ai levé la tête. Je pensais qu’on allait encore voir le mouton sur son fauteuil ou bien le museau dans les tripes du défunt président, en cours de remplacement il est vrai. Mais une porte s’ouvre et claque brutalement tandis que derrière, on sent bien que quelque chose tombe. Quoi ? Inutile de s’en poser la question. Inutile vraiment car quelqu’un est resté près de la porte. Elle parle tout bas mais elle paraît crier.

On se dit l’espace d’un instant que c’est vraiment Keanu, que c’est forcément elle. Puis, on est moins sûr. Ce qu’elle crie est assez peu audible. Mais elle reproche à quelqu’un d’avoir fumé une lettre scandaleuse, codée. Est-ce qu’elle parle à Jack ? On ne sait pas qui est de l’autre côté du hors-champ. On imagine que la maison a bizarrement été fendue en deux à cause d’un séisme passager mais ce peut être un effet inopiné dû à la dégradation de la bande engluée dans du nitrate excédentaire. Le résultat, c’est que la grande fissure qui scinde le salon donne sur un véritable précipice, au fond duquel on entend s’élever péniblement des voix suppliantes de millions d’êtres damnés, entassés sans doute dans un sas de l’enfer, coincés entre deux cercles. Le bruit se tasse peu à peu. Le plafond est ouvert.

Keanu se plaint : « Нельзя было курить письмо ! » Mais l’homme qui l’accompagnait est sans doute tombé dans le précipice. Dans le ciel qui est assez confus, on voit apparaître de petites boules de flammes qui descendent lentement. Comme si ces petits nids n’étaient que le véhicule d’une colonies de serpents-girafes extraterrestres qui atterriraient ici, dans la plus inconnaissable des banlieues et qui provoqueraient malencontreusement un incendie en se posant sur le toit d’un cinéma spécialisé dans le fait divers sériel, dans l’intermonde. À l’écran, c’était toujours cette pénible fissure mouvante qui broyait en son fond des millions d’âmes perdues. Keanu ne pouvait plus, désormais, accéder à la lettre à-demi dévorée déjà. On ne sait pas ce qu’il est advenu de la lettre. Le ciel est happé par un mouvement de visseuse-dévisseuse qui tord sévèrement l’image.

« On est dans l’oeil du mouton », se dit-on alors.

La machinerie oculaire est en surchauffe. La présence même partielle et incertaine de Keanu y est pour beaucoup, sans doute. Le mouton maniaque ébranlé se sert un sky.

 

°

 

 

Le mouton métallique dresse la tête vers la caméra de télévision qui est restée fixée sur le bureau du président. A l’extérieur on entend tout un chaos, des explosions. Il semble que quelque chose se passe mais quoi ? Il serait difficile de le savoir.

Tout à coup sur les écrans de télévision de tout le pays la gueule informe et ensanglantée du mouton métallique montre sa laideur sans pareil, désespérante. Les gens de tout le pays se rendent compte du putsch ignominieux qui vient d’aboutir et ce, de façon irréversible. Personne ne croit qu’on pourra jamais reprendre le pouvoir à l’infect mouton qui ricane péniblement en guise de discours officiel. Personne n’a conscience qu’au pied du bureau gît le cadavre mutilé, à demi-dévoré, du président qui ne pourra plus bénéficier des services de mise en survie artificielle qui lui permettaient d’exercer malgré trois morts cérébrales consécutives.

Mais le mouton, que peut-il faire d’un pouvoir politique qui est en-deçà de toutes ses ambitions, enfin ? On l’ignore. On ne peut que subodorer que le chaos qui règne à l’extérieur et qui ne fait que s’amplifier est une conséquence directe de cette aberration de prise de pouvoir.. Le mouton lui-même ne l’avait pas programmée, il se trouvait là à cause des caméras.

 

L’influence qu’exerce la vue de cette gueule effarante sur l’ordre public est immédiate. Les gens se tordent devant leurs écrans, hurlent, bavent, sortent en gémissant. Et quand ils s’accrochent à d’autres malheureux ils s’entretuent ! se massacrent ! L’armée est elle aussi sous le contrôle du mouton métallique. On décide de raser des villages, de détruire des ronds-points dans les villes. Pendant ce temps, les « hommes de main » du président (en réalité des hommes de l’ombre) découvrent le carnage dans le bureau présidentiel.

« Ça craint », s’inquiète l’un d’eux.

Sa tête explose. Ses collègues le regardent bizarrement.

« Uh, uh ? », fait un autre, assez inquiet. Il se rend compte que sa main droite fond. Il la regarde s’écouler en produisant des sons à peine humains. En même temps, ses yeux enflent démesurément. Ce sont de petites bombes prêtes à pulvériser le visage qui s’étire et ses distend affreusement.

Le mouton bêle mollement.

Voyant cela, un troisième homme sort un Browning de sa poche intérieure gauche et se suicide d’une balle dans la tête.

Il ne reste déjà plus qu’un homme, près à se jeter sur le mouton pour le contrecarrer. Mais l’agent n’a pas remarqué que l’animal hybride s’est déjà rapproché pour planter ses crocs métalliques dans la chair des jambes de l’homme qui se rend compte que l’animal le mange.

Une fois l’homme tombé, le mouton poursuit son repas avec méthode, remontant vers le tronc de l’agent qui voit impuissant ses jambes disparaître et ne peut plus qu’espérer une fin rapide. Déçu, le mouton métallique quitte le bureau présidentiel et retourne en ville. Il pleut du sang. Les rues sont éventrées. Le mouton métallique se demande ce qui a été fait de Keanu. Non loin de là, un incendie s’est déclaré à l’intérieur du cinéma.

Je n’exclus pas que mon chemin ait pu croiser celui du monstre maniaque à ce moment (qui ne faisait que se décliner, il faut le dire) mais je ne pourrais le garantir. Je devais être dans mes pensées. Au bout d’un moment, les incendies farceurs avaient cessé de m’inquiéter.

Une fois l’incendie déclenché j’étais descendu pour boire un verre. Il est possible que ce soir-là il y ait eu du grabuge dans les rues. Je ne me suis rendu compte de rien ! Il faut dire que l’Oegmur est assez inaccessible aux aléas de la sédition politique. Mais je pensais à Keanu.

Elle serait apparue ainsi nonchalamment au milieu des flammes pour me distraire de l’incendie peut-être ? Ou me détourner du film tellement z dont on devait apporter les bandes corrompues cette nuit même, Нельзя курить письмо ?

А почему же такой фильм ? В этом непонятные знаки, может быть ?

Je sais bien que je n’obtiendrai pas de réponse mais cette histoire de film z me tracasse. Ce n’était pas dans le scénario, tout d’abord ! Bon. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose a priori dans le scénario. Tout cela a dû commencer avec le sang. Je veux dire Le sang. Le film, quoi. Le film qui devait s’appeler Le sang. Ce n’était pas une histoire gore à la base. Ce n’était pas un film z non plus. Mais les choses ont pu changer entretemps. Dans le monde du cinéma les choses vont vite ! Et même trop vite : les serpents-girafes extraterrestres s’en vont tandis que les zombies asservissent l’ espèce humaine ; le cinéma vois n du Round Corner est pris par un incendie soudain mais qui n’aura pas de conséquence immédiate ; le mouton métallique prend le pouvoir… La bobine de film se distend et l’accélération ne concerne plus tant des scènes complètes que des effets de couleurs qui se désagrègent.

J’ai relevé la tête. Le sky oscillait entre le gris et le rouge dans mon verre, comme le ciel dehors. J’avais l’impression que mon corps était couvert de brûlures. L’ambiance au Round Corner était maussade cd matin-là. Ou aigre, peut-être.

Oui. Peut-être. Que voulez-vous que je vous dise ? Est-ce qu’elle était plutôt aigre que maussade ou l’inverse, réellement ? Moi, en tout cas, je me sentais lourd comme au sortit d’une intoxication alimentaire qui m’aurait laissé l’impression d’avoir le ventre investi par une colonie de vers anthropophages. Mais non, ce n’était ni une intoxication alimentaire ni des vers tueurs, ce qui me rongeait. Ce devait être l’air du temps, tout simplement. Un air maussade ou aigre, je ne saurais trop dire. Vous sauriez faire la différence, vous ? Moi, non. Je buvais mon méchant Mozg par petites gorgées, en pensant à Keanu comme toujours. Enfin, penser n’est pas le mot parce que... Je ne sais trop si je me formulais mentalement des idées à son endroit ou si je laissais défiler en moi une bobine d’impressions, d’images sévèrement détériorées ou de sons distordus où son joli visage émergeait à des moments pour replonger dans un cahot de sensations parfaitement fluides et indistinctes.

Parfois elle surgissait. Juste vêtue d’une grande robe blanche au tissu très fin qui laissait deviner toutes les subtilités de sa silhouette gracieuse, insaisissable. Elle clamait lentement comme si elle avait joué dans un théâtre antique. Mais non. C’était un cinéma antique. Un amusement mortel, quoi. Et d’une voix grave et résonnante dont on ne savait si c’était la sienne propre, elle proférait de rares mots. Le sang. Le sang. Non. Le sang. Rien. Non. Le sang. Le sang. Le sang. Non. Elle prononçait ces mots d’une voix toujours plus lente, le timbre de sa voix ne cessait de s’approfondir. Elle disait : le sang. On croyait tomber dans un abîme.

Quelque part, à une distance inestimable, un homme criait : Coupez !Mais il n’était pas entendu et Keanu dont la robe trop légère ne faisait plus que souligner la nudité poursuivait cette litanie antique. Le sang (comme s’il avait coulé réellement à ses pieds, à l’instant). Keanu bougeait à peine. La voix de Jack tressaillait, personne ne se souciait de ses instructions. Le décor était plus indistinct encore que la robe indistincte de l’actrice qui évoluait imperceptiblement dans l’espace le plus indéterminé au monde.

Le sang. Le sang. Le sang. Rien. Et l’autre, là...

« Coupez ! Mais coupez enfin ! »

À qui parlait-il ? Peut-être qu’il y avait, hors champ, un tueur maniaque armé d’une feuille de boucher ? Car la caméra ne cessait pas de tourner ni Keanu d’énoncer. Oui. Je reprenais une gorgée de l’infâme sky qui paraissait inépuisable. Le sang. Le sang. Rien. Mais le verre rougissait, ok ?

Non.

 

°

 

 

J’ai levé la tête vers le gérant du Round Co’ qui semblait surveiller mon verre. « On ne sait pas s’il y a un meurtre, là. On ne voit rien. Mais on peut dire qu’il y a du sang. En tout cas, on le dit. Ça pourrait être Keanu mais... On ne peut pas en être sûr. C’est logique. »

« Mais si c’est elle, on ne peut pas non plus en déduire grand-chose, vous comprenez ? A cause du sang... du sang et de ces choses aussi. Des choses pénibles mais qui se retournent complètement à un moment. Pas en quelque chose d’agréable pourtant. En quelque chose de pire. »

« La scène est translucide. Tout est translucide. Même Keanu si c’est bien elle. Vous croyez que ce pourrait être Aimée, hein ? Moi, non. Je ne peux pas dire que je sois sûr de ça mais j’imagine qu’on a trafiqué la bande, la lumière intestine du cinéma, la texture de l’air... »

Le gérant me regardait en ponctuant mes silences de vagues borborygmes. Il s’abstenait de commenter plus avant parce qu’ici, chacun est sur ses gardes. Chacun sait que les paroles qu’il prononce sont susceptibles d’être interprétées en vue d’un trafic plus sordide que ce à quoi on a affaire d’habitude. Aussi, bien souvent, les dialogues se délitent. Les clients du Round Co’ laissent échapper de vagues murmures jusqu’à ce qu’on entende de la musique. Mais moi, je m’en moquais quand même pas mal de ce qu’on interpréterait de mes paroles. Ce serait un simple hasard.

Keanu était perdue. Pas seulement pour moi mais devant l’évidence de cette perte, tout pouvait brûler. Le gérant a sourcillé et a répété ça. « Brûler ? » Comme si ça avait eu une importance, alors que les incendies ici sont quand même fantasques, chaotiques, monstrueux et bénins. La scène était trop translucide. Le gérant m’a resservi un Mozg que j’ai bu d’un trait. Alors il a rempli mon verre à nouveau. Mais je ne voulais pas revenir sur cette histoire d’incendie. Je ne voulais pas expliquer qu’elle était peut-être rentrée dans la cabine et que nous avions fait l’amour avec une énergie désespérée. Nous étions fous et obscènes dans ces flaques de feu. Le rythme des claquements de mon ventre sur ses fesses se collait au crépitement des flammes autour de nous. Nos souffles... Ils s’épaississaient quand l’air s’amenuisait.

« C’est logique, ça ? »

Bien sûr que non, enfin ! Mais ce n’est pas le gérant qui allait trancher, non ? Ce n’est pas son job et si quelqu’un devait trancher ici, ce serait le patron. Là, il dort. Et c’est sans doute mieux ainsi. De toutes façons, je ne me permettrais pas de l’importuner, Seguelers. Ça ne servirait à rien. Il est possible qu’il ait déjà décidé de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, ok ? Mais je ne serais pas concerné, pour mon compte. Je ne suis rien ici et c’est précisément pour ça que je suis ici. C’est ma fonction ici. A côté de moi, deux hommes vêtus de costume sombre discutaient sérieusement. Étaient-ils des agents ? Je ne saurais le dire. Ils parlaient à voix basse de choses difficiles, à en croire leur posture d’hommes préoccupés.

« Ну ! А в этом письме нельзя курить драматические событие ? »

« Ты не понимаешь ? Ты не можешь понимать ! »

Moi non plus, je ne comprenais rien. J’aurais voulu pouvoir dire ça a mes voisins mais non, enfin. C’était trop délicat. On me tirerait dessus avant la 7e syllabe. C’est le genre d’incidents qui peut survenir assez facilement au Round Corner, vous savez ? Ce film était barré, mal barré. Je pense qu’il a été conçu a posteriori, après la mort de Jack. Peut-être même après le demantellement du mouton métallique, s’il a été démantelé (ce qui est loin d’être sûr, au fait).

Il fallait ce projet de film pour faire croire au public que tout ce qui avait réellement eu lieu n’était qu’une parade. Qu’il n’y avait jamais eu cet amalgame d’expérimentations contre-réalitaires. Que le docteur Lyserg n’était en somme qu’un personnage mal constitué de roman englué dans une intrigue pas crédible. Mais qui était à l’origine de ces bandes frauduleuses ? J’ai eu le soupçon d’un complot avorté à ce moment. Je me suis rappelé l’existence d’un petit groupe d’agents est-allemands. À la chute du mur, ils étaient entrés en dissidence. Ils ne voulaient pas abandonner ce qu’alors on appelait la « doctrine Honecker ». Ils se convainquaient mutuellement que la révolution allait se propager à partir de l’Afghanistan. Le drapeau rouge flotterait jusqu’en Arkansas.

« Работа ест работа ! », s’est exclamé l’un d’eux comme si ces mots avaient été un code complet destiné à enclencher une action séditieuse quelconque. Mais je ne prêtais plus tellement attention à eux. Ils avaient l’air très pro mais dans les faits, je voyais bien qu’ils se noyaient dans un verre d’eau, eux aussi. Ces agents en bout de course avaient sans doute cru manipuler Jack Ern-Streizald à leur guise et faire de Keanu l’icône de leur « révolution bureaucratique » structurée par une « justice tentaculaire d’exception ». Or, Keanu...

Enfin, vous savez ! Elle a disparu du jour au lendemain et toutes sortes d’histoires ont circulé à son sujet.

Ces agents étaient-ils à Muriwai, fin septembre 1991 ? Ont-ils été les témoins même indirects de la dévoration réelle ou supposée de l’actrice si belle que, même enveloppée dans le tissu épais d’un rideau opacifiant pourpre, elle avait une allure indécente sous l’oeil corrompu de la caméra qui la fixait comme pour une hypnose ? Là encore, on est réduit aux spéculations les plus inabouties. Ces hommes, en dépit des moyens considérables dont ils disposaient, n’en savaient assurément pas plus que moi. Mais ils étaient prêts à agir. Et même, peut-être qu’ils étaient déjà passé à l’action ? L’un d’eux gardait près de lui un gros bidon orange qui contenait vraisemblablement une essence très prisée de ceux qui ont pour objectif d’incendier les salles de cinéma. Une essence enrichie de quelques gouttes de nitrate, ce qui en exacerbe l’odeur effroyable. Et ça, c’est ce qu’on appelle « l’essence de la réalité » chez ces gens-là. Je commençais à soupçonner que mes déboires leur devaient quelque chose. Je n’étais pas en colère, non... Mais j’avais besoin d’une explication. Je ne parle pas russe moi-même mais je pouvais les interpeller avec lee quelques rudiments d’allemand dont je disposais : « Wo ist das Aug ? Was wollen Sie tun, selbstverstandlisch ? »

Les agents étaient pour sortir.

Ce n’était pas le moment pourtant ! Ils partaient insouciants, sous le regard indifférent du gérant qui pensait au danger qui les attendait dehors. Le gérant aurait pu les prévenir. Seguelers n’interdit pas ce genre d’attentions. Mais il n’en avait sans doute pas la présence d’esprit ou la force. Les choses se déroulaient comme dans un rêve. On sait ce qui va arriver, on est incapable de l’énoncer. La chose se passe en même temps qu’on l’a pressent.

Les trois hommes à peine sortis se retrouvaient encerclés par un petit groupe de zombies ultrarapides comme on en croise parfois du côté de l’Oegmur. Ils ont à peine eu le temps de dire « Ouf ! » Ils étaient déjà prisonniers de ces horribles morts-vivants qui se caractérisent non seulement par leur exceptionnelle rapidité mais également par leur élégance raffinée. On les déshabillait, on les giflait pour les humilier...

Les zombies qui étaient au nombre d’une dizaine prenaient grand soin des vêtements collectés tandis que les agents nus étaient éventrés de façon rituelle et odieuse. Le sang giclait abondamment sur la vitrine du Round Corner. Les clients régulier de cet ignoble bouge commentaient sarcastiquement : « Нельзя, нельзя было курить неожиданное письмо в котором обясняли пожар ! Ха ха ха ! » Et les autres de rire bizarrement... Mais moi, je voyais les viscères des agents qui s’écoulaient au sol et je me disais qu’effectivement, toute explication était certainement perdue à cette heure. Vers un ouest oedipien, là où l’exode de la raison dévie en direction contradictoires, déchirantes...

Je n’allais pas pleurer, non. Il était beaucoup trop tôt pour pleurer. Malgré tout, je me disais qu’il restait quelque chance de revoir Keanu vivante. Mes voisins s’esclaffaient en voyant les corps disloqués des agents que se partageaient ces élégants zombies. 

« Ха ха ха ! Ха ха ха ! »

Moi, ça ne me faisait pas rire. Je voyais un des zigues se déformer assez épouvantablement. En fait, un zombie était en train de lui dévorer le dos. Du coup, la façade du bonhomme s’élargissait comme une matière caoutchouteuse contre la vitrine du Round Corner. Je pensais à sa famille.

Peut-être qu’il n’en avait pas.

Était-ce moins horrible ?

Je ne sais pas. Mais j’avais de la peine pour lui.

Plus que pour les deux autres, allez savoir pourquoi. Sans doute parce qu’il y avait encore chez lui toutes les apparences d’une quelconque intégrité physique. Les deux autres agents, en revanche, n’étaient déjà plus que des débris de corps.

« Vous croyez qu’ils vont rester ? », ai-je demandé au gérant sans trop savoir pourquoi. Lui, il a pensé que je parlais des cadavres. « On nettoiera ça demain », a-t-il répondu d’un air indifférent comme un homme habitué à ce genre de scène. J’ai bu une gorgée de Mozg. Il fallait que je retourne au cinéma changer la bande. Peut-être me fournirait-on autre chose que cet ignoble film v ou z, selon le point de vue où on se place. J’imaginais des scènes tournées en super 8, sans le son. On verrait juste Keanu, dans un décor un peu abstrait. Elle se mordillerait un peu la lèvre, comme une femme anxieuse.

Dans le cinéma, on n’entendrait pas d’autre son que celui des bobines tournant un peu au ralenti, peut-être. Mais qui s’en soucierait ? Keanu serait là, dans une posture dénuée d’intrigue pour une production non événementielle. Une sorte d’oasis dans le cauchemar environnant. Mais c’était un fantasme, ça. C’est arrivé, accidentellement, qu’il y ait des scènes de ce genre. Mais ce n’était que des accidents dus à la faillite psychique de Jack. C’était une astuce qu’il avait exploitée à fond : récupérer les films de vacances de Keanu, des bandes conservées par sa famille on ne sait trop pourquoi puisque cette jolie fille aussi sensible que gentille était le mouton noir de sa famille et insérer ces séquences dénuées d’art dans une concaténation ignominieuse de débris narratifs dont personne ne sortirait intact.

Il fallait faire avec ça, oui. Mais pour l’heure, il fallait surtout faire avec l’irruption de ces zombies dégénérés. J’étais embarrassé parce que rien ne me garantissait qu’il y ait encore eu quelqu’un dans ce cinéma. Est-ce qu’il y a bien eu quelque chose comme ce simulacre d’incendie ? La vie n’est qu’illusion, parfois. Il était probable que le cinéma fût intact. Des spectateurs déjà mal en point risquaient de se retrouver seuls devant un écran noir ou verdâtre... Et ce serait ma faute. Je n’aurais pas d’excuse, non. On me démettrait de ce poste.

J’ai attendu que les zombies s’en aillent.

Ils n’ont pas tardé, du reste. Il ne restait que des débris des trois agents infiltrés dans ce club où, de toute façon, on ne peut pas apprendre grand-chose de sûr. Il s’est mis à pleuvoir, ce qui a un peu nettoyé l’entrée du Round Co’. Je me suie demandé si Seguelers avait donné des instructions pour que les choses se déroulent de la sorte. La pluie tombait latéralement sur la façade du club. Le sang et les viscères auraient bientôt complètement disparu, voyez ? Bien sûr, il resterait des débris humains mais les services municipaux s’en chargeraient le lendemain à l’aube sans se poser de question (ce qui est toujours malvenu quand il s’agit du Round Corner).

Je m’apprêtais à repartir, donc. Je ne me sentais pas très à l’aise. Ce genre d’incident n’est pas pour m’affecter particulièrement mais la perspective de retrouver le cinéma - et pas Keanu – me rendait perplexe. En sortant, j’ai éprouvé la pluie qui était ironique, je crois, en plus de tomber latéralement. J’ai éprouvé la pluie mordante comme si elle avait été un genre de signal arbitraire et ininterprétable. Les caisses de film de la veille ou de l’avant-veille étaient toujours à l’entrée du cinéma, où je les avais laissées. J’en ai pris une pour la monter à la cabine de projection. Elle était lourde. Il devait y avoir en son fond du nitrate sulfaté. Souvent les bandes baignent dans le nitrate, ce qui leur donne une texture poisseuse, forcément. Ça peut même endommager les appareils de projection parce que le nitrate est un peu gluant. Il imprègne les machines qu’il faut ensuite nettoyer à l’eau écarlate, ce qui n’est pas recommandé. Cette caisse-ci, elle devait être sérieusement imbibée. L’espoir de retrouver Keanu dans des séquences apaisées s’éloignait encore.

 

°

 

 

Les spectateurs auront droit à du z ce soir. Je les plaignais un peu à cause de ça. Mais le boulot, c’est le boulot.

J’ai retrouvé la cabine de projection qui était silencieuse comme elle ne l’est jamais, en général, à cause des appareils de projection qui font un bruit d’enfer, comme des mâchoires métalliques qui ingéreraient la bande comme des bêtes monstrueuses. Là, rien. Par la lucarne, je pouvais voir l’intérieur de la salle. L’écran était nu. Les spectateurs restaient figés devant, comme s’ils avaient eu accès à la réalité d’’un film qui m’était interdit. Peut-être voyaient-ils Keanu, entourée de flammes et insouciante (en apparence, du moins), prête à se donner à un pauvre bougre qui, lui-même, n’’hésiterait pas une seconde à tirer un trait sur sa propre « existence » pour vivre un seul instant d’érotisme fantasque mais sensible avec celle qui hanté ses jours et ses nuits depuis un temps indéfini (mais qu’on peut estimer à 27 ans). Peut-être... Ou bien absorbaient-ils, ces spectateurs dont certains étaient en voie de dissipation absolue, le bleu nu de l’écran comme un repos, le seul qui leur serait autorisé ?

J’ai calé une bande poisseuse dans l’appareil qui tournait à vide depuis plusieurs heures, sans discontinuer.

В этом сцене как обычно кто-то сказал никто может курить это случайное,неожиданное письмо, о чем уже говорили. "Понятно ? Ха ха ! "

J’ai allumé une cigarette. La scène était vraiment d’une grande confusion. Plusieurs séquences se superposaient apparemment. Et d’autres étaient inapparentes mais non moins effectives. Ainsi, l"homme qui « expliquait » qu’on ne peut pas fumer une lettre qui contient des informations hasardeuses brûlait méticuleusement des papiers parmi lesquels se trouvait sans doute de tels documents, dont l’importance ne devait pas être précisée outre mesure. Derrière lui, comme un portrait présidentiel caricatural, transparaissait dans un grand cadre ornementé le mouton métallique, impérial et grotesque. Ce serait lui, l’auteur de cette lettre corruptrice ?

« А вы думаете конец - ближе и ближе ! »

Non.

La fin était bien là mais ce n’était qu’un personnage de ce film dont le nom de code serait НКП, ce qui ne s’interprète pas. Un personnage - et pas le plus abouti encore. Au contraire. Bientôt le cadre ridiculement somptueux autour du portrait présidentiel du mouton métallique en vient à exercer une présence exorbitante sur l’image filmique, où la fin prend des poses lascives et excentriques. Je me suis assis.Mais la chaise n’était réellement qu’un piège. Une chaise de bois nue, absolument insoupçonnable, je vous entends. Mais une chaise trafiquée en mon absence La chaise m’absorbait.

Jusque là, je m’étais toujours méfié des projections filmiques que je regardais à peine. Je voyais bien l’effet corrosif des images sur les spectateurs qui se dissolvaient devant l’écran. Mais la chaise...

J’étais souvent assis dessus. Je dormais dessus parfois. Combien d’heures suis-je resté installé à écouter la rotation des bobines maléfiques avant de me décider à prendre un verre au Round Corner ? Or, à cet instant (alors que la fin jouait un rôle qui n’était pas le sien, tout de même) la chaise ne devait m’être d’aucun repos, au contraire. Je la sentais hurler sous moi. Elle me vilipendait. Elle me ramenait à mon insignifiance qui était quelque chose d’abyssal. Elle m’expliquait narquoisement pourquoi il était ridicule que je continue à me soucier de Keanu, après toutes ces années. Je restais rigide comme un cadavre sur cette chaise. Après tout, j’étais peut-être mort ? Mais ma conscience n’était pas encore anesthésiée, au contraire. Mes esprits étaient en panique et ça hurlait de partout dans ma tête. Je recevais les sarcasmes de bois pâle de cette maudite chaise comme une série de flagellations colériques, dénuées de rythme. Imaginez-vous ce que peut être la vie d’un homme vu de l’oeil d’une chaise de bois ?

Je vais vous expliquer.

Le corps paralysé est un écran. Les yeux sont à la fois lissés et démultipliés. La lumière jaunit, elle jaunit extrêmement. Et vous avez l’impression malsaine d’être enfermé dans une série de boites. Ces boites sont au nombre de 17. Je suffoquais certainement. Mais on allait m’infliger des scènes dégradées, révoltantes. Avec, en prime, un affreux sentiment de déjà-vu. Tout est mal fichu dans cette composition. Il faut dire que la chaise se venge. Elle rend toute réalité sous le jour de sa forme précaire, mal dessinée et mal assemblée également. Le matériel dans ce cinéma est de mauvaise qualité. Même les appareils de projection sont défectueux. Mais ce qui est le plus empoisonnant, ce n’est pas le défilé absurdes des images mobiles souvent engluées, ce n’est pas même la bande-son qui ne ressemble à rien sinon à des meuglements de mouton... C’est cette chaise. Je pensais échapper au pire. J’étais assis dessus. La chaise me dictait les séquences de ma vie. L’enfance ? Un trou à rat, me disait-elle. Et je voyais une cour d’école abandonnée. Il paraît que la plupart des enfants ont été massacrés mais moi, ce jour-là, je ne sais pas ce qui s’est passé, on m’avait emmené voir un médecin peut-être. J’étais souvent malade. Ensuite, il n’y avait plus beaucoup d’enfants dans cette école. Je m’ennuyais.

On a fini par installer des grands brûlés dans l’école. On ne pouvait pas les accueillir à l’hôpital, m’expliquait-on.

« Tu leur feras la conversation, hein ? »

Mais je ne vois pas de quoi j’aurais pu leur parler. D’abord, je ne sais pas s’ils entendaient ce que je pouvais dire. Ils me regardaient avec des yeux effarés. Je ne suis pas sûr qu’ils me voyaient. Et puis les enseignants étaient partis. On ne leur donnait pas assez d’élèves à instruire, ils se sentaient abandonnés eux aussi. Ils partaient tous pour la guerre.

Je délire... Cette chaise est corrompue et sa vision des choses apparaît ironique et malveillante. Les fenêtres sont toutes opacifiées, on ne sait pas pourquoi. Les scènes s’engluent. On ne comprend pas ce que c’est que cet espace. Ce n’est ni un préau ni une salle de classe, en fait. Ce pourrait être un laboratoire de l’Oegmur ? Mais que viendrait faire Keanu dans un endroit pareil ?

Elle parle.

Bien sûr, il est impossible d’entendre ce qu’elle dit. Ses lèvres amorcent un mouvement de parole et une machinerie située on ne sait où s’emballe, se met à siffler et à hurler comme un homme en colère. Le jour paraît décliner à travers les fenêtres opacifiées mais par moment, de vifs jets de lumière inondent incompréhensiblement la scène qui n’apparaît pas plus explicite pour autant. Peut-être s’agit-il d’un bureau.

Keanu ouvre une fenêtre. On se dit alors qu’il s’agit bien de l’Oegmur. Sous ses yeux, une masse de malades à l’agonie restent figés devant l’entrée de l’hôpital qui leur est interdite. Ils sont une centaine, peut-être. Ils resteront toute la nuit. Ils savent qu’ils n’ont aucun espoir d’être admis à vivre là leurs dernières heures. Un homme se détache de la foule, comme s’il venait d’apercevoir la jeune actrice, pour lui parler :

  • Je suis écrivain, vous savez ? J’écris des romans.
  • Ah oui ?
  • Oui. Je suppose que vous savez ce qui s’est passé ici, mademoiselle ?
  • C’est peu probable. Je ne me souviens de rien.
  • De rien ?
  • Non. Rien.
  • Rien. C’est étrange.
  • Pourquoi dites-vous ça ?
  • Je ne sais pas. J’ai un pressentiment terrible, mademoiselle.
  • Ah oui ?
  • Ah oui.

Pendant ce temps, une colonie de serpents-girafes extraterrestres se déploie dans le quartier de l’Oegmur. A l’est, ce sont les zombies qui ont envahi les rues de la ville. Ils s’en prennent aux habitations. Ils organisent des défilés de mode cannibale. Le film s’interrompt brièvement. Quelqu’un intervient sans qu’on puisse dire quoi que ce soit à son sujet :

  • Необходимо было курить письмо.

 

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Commentaires :

  Le vide n’existe pas par Jean-Michel Guyot

La disparition de K. m’a beaucoup affecté, c’est vrai. À présent j’écris dans le vide. Je voudrais dire au vide qu’il n’existe pas. Il me le rendra bien.

Keanu existe en revanche.

Ce pourrait être rassurant. Je ne sais pas si ça l’est tellement. Exister n’est pas très rassurant, d’une manière générale. C’est quelque chose que j’évite. J’ai mes méthodes. Les gens qui disent qu’ils existent, ils ne savent pas qui ils sont. Keanu ne parlait jamais de ça. Elle parlait parfois de cette grande cuve de nitrate dont elle était l’héritière. Qui sait si elle a jamais existé pourtant ?

Je parle de la cuve, pas de Keanu.

Pour Keanu, la question ne se pose pas. Pas ainsi en tout cas.

Pascal Leray, Keanu, Extérieur jour

*

Sur le terrain diplomatique, l’on s’efforce de parler à tout le monde, question de realpolitik. Multilatérale ou bilatérale, durant les discussions, ça cause dans tous les sens du terme.

Dans le monde des affaires, on conclut des accords, on signe des contrats pour devenir plus gros, ne pas se faire bouffer et pour bouffer les plus petits. L’union fait la force.

Dans le monde de la finance, on fait de l’argent avec de l’argent en finançant tout ce qui peut être rentable. Par ici les dividendes, par ici la monnaie, les sans-grades, les sens-dents peuvent crever.

Sur le terrain militaire, on s’efforce de ne pas faire parler les armes jusqu’au jour où…. L’honneur est sauf, tout du moins en apparence.

Monde, terrain, monde-terrain, le monde comme terrain de jeux très sérieux dont presque tout le monde ignore les règles et les enjeux, à l’exception des initiés.

Bref, tout ce beau monde cause et se parle haut et fort, paroles bien informées et secrets bien gardées se partageant le terrain d’action de nos diplomates, hommes d’affaire, financiers et militaires, le tout étant d’occuper un maximum de terrain pour être dans un rapport de forces le plus favorable possible, afin de marquer des points, sachant que rien ne dure éternellement. 

*

Quelques mots s’agitent, on dirait des asticots occupés sur de la chair encore fraîche, puis l’image s’estompe. Tout retombe dans l’indifférence. Pas d’images, pas de couleurs, pas de sons.

Le vide, hélas, n’existe pas dans notre existence, même si la vie scolaire d’un élève peut se résumer au nombre plus ou moins restreint de mauvaises notes qu’il n’a pas eues.

Dans le jargon militaire, on parle de conflit de basse intensité. Il faut toujours minimiser les choses pour ne pas effrayer les braves citoyens hyperconnectés ou du moins ce qu’il en reste.

Euphémismes, noms de code en apparence fantaisistes mais toujours lourds de signification parfaitement clairs pour ceux et celles qui les utilisent en accord total avec leur hiérarchie, réification des êtres humains, langage managérial, tout cela se tient, fait partie d’un monde d’ordre, de discipline aveugle, d’exploitation forcenée des ressources humaines et terrestres voire même extra-terrestres un jour prochain.

Rien dans ce monde n’est vide de sens. L’absurde, c’est autre chose, c’est de l’ordre de la valeur qu’on accorde ou non aux choses nommées, objectivées, aux actes et actions afférents, à leur traitement par la raison instrumentale. Le chef d’entreprise, le scientifique, l’ingénieur et le manager, tous à mettre dans le même sac à jeter du haut d’un pont dans une rivière ? Mais à y bien réfléchir, non, pas ça : ce serait une trop grande source de pollution. Une destruction par le feu, c’est vraiment vintage, alors que faire ?

Réorganiser par le vide, en faisant d’abord le vide, demande un enthousiasme collectif, mais les collectifs ont besoin de leaders, de petits et de grands chefs, et la farce continue bon an mal an avec d’autres mots, d’autres slogans, d’autres leaders, d’autres petits et grands chefs.

Faire table rase laisse la table intacte. Le vide est impossible.

Les références historiques abondent, la culture, même méconnue voire purement et simplement ignorée flotte dans les consciences, éparse, raréfiée, à l’état de bribes décolorées qui véhiculent slogans désuets, citations commodes, phrases toutes faites, clichés sur les uns et les autres, surtout les autres.

On vit dans un monde qui a la mémoire tenace, une mémoire tronquée, fabriquée, élaguée pour ainsi dire, afin de la rendre présentable, un récit écrit par les vainqueurs d’hier, mais une mémoire tout de même.

Geronimo devient le nom de code d’un célèbre terroriste à abattre, on met donc sur le même plan un héros Apache de la résistance indienne et un terroriste recherché pour les crimes de masse qu’il a ordonnés sur le territoire américain et ailleurs dans le monde. Rétroactivement, on considère qu’on avait mille fois raison d’éliminer l’ennemi d’hier qu’était l’Indien et le combat continue. On sait tous que les terrains d’opération extérieure de l’armée américaine sont appelés indian land, terres indiennes, dans le jargon militaire de la première puissance militaire mondiale.

Décidément, le vide n’existe pas sur terre. La terre est pleine de cadavres de gens massacrés, grosse et grasse de gens morts par millions dans l’indifférence générale, même quand on a fait fable rase.

A quoi bon faire le vide en soi, si c’est pour retrouver toute cette merde une fois qu’on a rouvert les yeux, je vous le demande ?

La lucidité est toujours imparfaite, elle demande un travail de longue haleine. Il faut que les crimes, tous les crimes commis au nom d’une civilisation, d’une cause prétendument noble, au nom de la propriété privée et de l’appropriation capitaliste des richesses impliquant le trafic d’êtres humains soient mis au jour, dénoncés sans relâche et que les criminels d’hier encore en vie payent pour les crimes qu’ils ont ordonnés et qu’on se débarrasse de la valetaille qui a commis les meurtres, quelle que soit leur ampleur. Une justice exemplaire pour les donneurs d’ordre afin d’écrire l’histoire vraie et la mort pour toutes les petites mains criminelles.

Mais hélas le bras armé manque pour cela. Pas de justice immanente ni de justice divine en vue. Seules les bonnes volontés ne manquent pas de par le monde. Elles enquêtent, dénoncent, accumulent des preuves à charge au péril de leur vie le plus souvent. Ce ne sont pas quelques procès retentissants en Allemagne qui s’y connaît en matière de meurtres de masse qui changeront la donne, mais c’est tout de même un premier pas vers plus de justice dans ce monde.

Il est à craindre que le combat soit long. Il ne prendra pas un temps infini mais il durera tant que l’humanité durera, à moins que celle-ci ne soit tellement abrutie et asservie que plus rien ne bougera parce qu’un ordre tyrannique règnera partout sans partage avec pour outil de répression l’intelligence artificielle dont on - les médias, les lobbystes, les concepteurs et les GAFAM - ne cesse de nous vanter les vertus et les bonnes vieilles méthodes que sont l’intimidation, les emprisonnements arbitraires et l’usage de la torture.

Un monde qui fonde la prospérité des uns sur le malheur des autres a peu de chance de survie mais il peut hélas durer fort longtemps. Certains requins de la finance et des GAFAM peuvent toujours rêver de quitter la terre pour se mettre à l’abri, on aura leur peau.

Je rêve parfois de voir disparaître l’espèce humaine de la surface de la terre, mais il suffit qu’un visage humain se présente à moi, il suffit que je croise le regard d’un homme ou d’une femme pour que je renonce à cette folie.

Le monde n’est pas vide.

Il vibre partout de visages humains aux nuances de couleurs presque infinies. C’est dans cette heureuse diversité, dans son partage, dans la reconnaissance mutuelle qu’implique ce partage et dans les mélanges qu’elle rend possibles que réside un avenir pour l’humanité solidaire et lucide, c’est-à-dire capable de regarder son histoire en face, toute son histoire.

Nous, les dits Occidentaux, avons du pain sur la planche, elle est savonnée depuis longtemps, mais peu importe, il faut se mettre à l’ouvrage, mais nous ne sommes pas les seuls à devoir accepter, tôt ou tard, de manger le pain noir d’innombrables crimes perpétrés et parfois perpétués au nom d’une civilisation, d’une race, d’une classe ou d’une religion.

 

Jean-Michel Guyot

3 février 2022

 


  question(s) par pascal leray

La question de l’existence de K. ne se pose pas. C’est la seule question qui ne se pose pas.


 

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