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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (8)

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 Article publié le 16 avril 2023.

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Ce ne sont pas seulement de nouvelles pièces. Ce sont aussi les formes plus anciennes, archaïques, qui s’éveillent. Je les regarde faire.

 

Ce sont des sécrétions. On ne sait pas ce qui sécrète mais ça sécrète pour sûr. Sont-elles somniaques ? Non, plutôt matinales. Mais elles naissent de la nuit, c’est aussi sûr. Elles prennent forme très vite et se referment aussi rapidement, laissant derrière elles des résidus, à la fois notation et forme sonore électronique. Elles semblent rejouer indéfiniment un grand brassage, comme une lessive, qui reviendrait cycliquement d’année en année. Mes premiers essais sur Musescore se sont concentrés sur le piano. Enfin, un pseudo-piano, quoi. Je me suis essayé un temps aux effectifs virtuels standards proposés par défaut par le logiciel mais le résultat en était trop sec et artificiel pour le quatuor à cordes. Quant à la voix, ce qui en fait office résonne un peu comme un aspirateur. Mais le piano a une résonance correcte, relativement neutre. C’était pour moi l’occasion d’offrir de nouveaux horizons aux séries dont j’avais l’usage (principalement celles de Joe et d’Aglaé). Les toutes premières pages montrent une utilisation très primitive de ces séries, à peine transposées ou pas du tout. Sur le plan de l’écriture, les rythmes sont statiques et relativement raides. Mais la forme est sculptée, même grossièrement.

 

Parvenu au seuil de la réinstrumentation de ce paquet de pièces qui s’est transformé et enrichi au fil des ans, je reprends cette posture fantasmée de sculpteur. Le stock des pièces pour guitare basse seule s’accroît à son tour. Je refais le chemin à rebours. Il y a eu un essai pour la guitare (ou pseudo-guitare), « Energency ». Le résultat n’en était pas très plaisant mais la pièce témoignait d’un effort certain - et rare pour moi à ce moment - d’adaptation à l’instrument réel. L’adaptation à la guitare basse ne pose pas de grande difficulté. Les accords de la pièce originale ne sont pas très développés. En revanche, l’allure rythmique de la pièce d’origine est excessivement rigide. J’ai dû aménager des syncopes. Mais de façon minimale, voyez ? Il ne s’agissait pas d’organiser les durées de façon très complexe mais plutôt de souligner les cheminements de la série à travers cette séquence. Une fois de plus, le flux s’était tendu et distendu pour composer un fil mélodique accidenté. Il convenait juste d’assouplir les parties trop rigides et de rendre un peu de ressort à des conduites un peu trop régulières. Pour le reste, je me contentais d’observer leur profil singulier, à la fois inconnu, imprévisible et pourtant familier. Aux sections ponctuées d’accords succèdent des lignes mélodiques simples. La pièce se conclut normalement sur un accord. La conclusion que proposent ces essais est toujours, bien sûr, quelque chose de suspendu. Parfois, c’est une simple note, un mib (« Blick ») ou un do# (« Dagadong »), qui apporte comme un point final à ce qui n’en a pas. Dans d’autres cas, la séquence se ferme sur ce qui pourrait être un nouveau départ (« Extreme series »). La conclusion exprime presque toujours l’impossibilité de revenir sur soi. C’est l’impression que me laisse la dernière mesure d’« Autre série » en tout cas, et son enchaînement de notes voisines.

 

L’existence mélodique de ces productions est troublante. Ce qu’elle me doit est difficile à déterminer, contrairement à ce que j’appelle son incorporation. Pourtant cette existence est bien réelle et, si la première appréhension de la mélodie obtenue à la suite de différentes transformations de la proposition initiale est souvent âpre et incertaine, la forme qui se dessine au fil de l’exercice acquiert progressivement un caractère d’évidence tel que rien, dans le souvenir qu’on en a, ne garde trace de cette genèse partiellement involontaire et mécaniste. Seules demeurent les inévitables impossibilités physiques. Tout un pan d’« Extinction » est encore à réviser à cause de cette contradiction qu’ignore totalement l’informatique et non la main : pour l’une, accélérer grandement une ligne mélodique pour en tirer un arpège aux intervalles de plus en plus étendus n’a rien de problématique. Pour l’autre, c’est un défi qui peut s’avérer irréalisable. Or, il ne s’agit pas, avec ces essais, de mettre à l’épreuve la virtuosité de l’instrumentiste mais plutôt de l’introduire dans le continuum sériel. Ce qui passe par l’incorporation du matériau sériel. La séquence concernée sépare la pièce de sa conclusion, c’est un peu malheureux. C’est une conclusion assez conclusive, à sa façon. Elle nécessite une sorte de rampe de lancement. Or, en l’état, la partie supérieure du pont semble s’être effondrée. Le motif initial ouvrait une première séquence, marquée par le retour ponctuel de cette cellule obsédante qui disparaît, pourrait-on dire, quand les choses se compliquent. Une seconde séquence s’ouvre avec une série de motifs contradictoires qui semblent mettre à l’épreuve l’élasticité du temps. La notation même en est assez bigarré, ce qui est dû au fait que l’accompagnement de l’air originel est absent. Il en résulte des silences inopinés, à contretemps. J’ai hésité à les gommer. Ça n’aurait pas été très difficile, je puis vous le garantir. Mais non. Ces trous étaient présents, il fallait les laisser. J’étais un peu comme un sculpteur qui aurait trouvé un morceau de mur chez un ami et qui l’aurait découpé pour le conserver, intact, comme un ready-made mais sans l’intention anesthétique.

 

L’appréhension conceptuelle de l’objet artistique entend neutraliser sa propriété esthétique. Pas la série. Pour une raison simple : la série dodécaphonique ne relève pas d’une appréhension conceptuelle. Paysagère, plutôt. Paysagère, pourquoi pas ? Mais la neutralité dodécaphonique est une double ou une triple impasse. D’une part, elle n’a jamais été recherchée par Schoenberg. De l’autre, d’elle ne résulterait qu’une masse indifférenciée, ce qui ne correspond à aucun projet politique viable. Enfin, la neutralité n’est qu’un effet esthétique, on ne l’atteint jamais. C’est pourquoi, à la fin, il ne reste que la série. Ce qui ne manque pas d’interroger. Ce qui est si mystérieusement à sa sa place dans les enchaînements horizontaux de la série déroulée linéairement l’est tout autant dans les superpositions sans loi (autre que l’ordre sériel des hauteurs). Peut-être faut-il y voir un effet miroir que se renverraient mutuellement la série et le temps. La série d’un côté. Le temps de l’autre. Leur pseudo-linéarité. Leur opportuniste représentation cyclique. Leur élasticité commune. Le temps pénètre la série par tous ses pores. Et si d’un côté l’on peut dire que la série met à l’épreuve l’élasticité du temps, de l’autre il faut considérer que le temps ne fait pas qu’analyser la série. Il la soumet véritablement à sa pression qui ne s’exprime pas uniquement par la durée mais à travers toute l’enveloppe formelle (timbre, densité, stabilité...) du son. La superposition se pense alors moins en termes d’harmonie que de densité. L’analyse harmonique est secondarisée et accidentelle. Elle n’est pas entièrement ruinée, comme j’ai pu le croire à un moment. Mais nous ne pouvons, en l’état actuel des choses, lui confier une quelconque fonction cadre.

 

J’ignore ce que peut être cette harmonie déclassée, si son existence a la moindre pertinence. Ce qui m’apparaît, du moins, c’est que l’ordre sériel base (le principe de non répétition qui permet d’engendrer une série de douze notes) redistribue la possibilité de mélodie à partir d’un choix resserré d’intervalles toujours obligés. Il n’y a pas d’accords classés, pas de fonction tonale ou atonale qui soit lié à une combinaison quelconque mais un ensemble indéfini de possibles dans un océan de rapports interdits.

 

La condensation de la série en un agrégat plus ou moins compact manifeste son élasticité, soit : la propriété qu’elle a de se contracter ou au contraire de se dilater, voire se diluer ou encore se disperser, se désagréger, disparaître... La contraction peut être extrême. Il suffit de se représenter un accord qui emploierait les douze sons, ou même seulement onze d’entre eux. Mais son existence normale (l’agrégation de deux à quatre notes, ce qui est cohérent avec l’utilisation d’une guitare basse standard) permet déjà une infinité de combinaisons au sein même d’une série non transposée. Les séquences qui se détachent induisent des rapports plus ou moins obligés : un enchaînement chromatique, par exemple (série de Joe). Ou un empilement de quartes (série Aglaé). L’obligation vient de ce que la succession remarquable d’intervalles impose sa présence. Pour autant, si j’impose une autre découpe que celle qu’imprime l’enchaînement incriminé, j’en estomperai l’existence jusqu’à en effacer l’impact auditif. Plus je distendrai l’intervalle, qui plus est, et moins ces rapports récurrents auront de présence. Mais toujours j’évoluerai dans un régime dont les combinaisons sont contraintes et non régies.

 

Série de Joe :

 

  • Ré sib - sixte mineure
  • Sib lab - 7e mineure
  • Lab la - seconde diminuée
  • La mib - quinte diminuée
  • Mib fa# - tierce mineure
  • Fa# fa : 7e majeure
  • Fa mi : 7e majeure
  • Mi do# : sixte majeure
  • Do# sol : quinte diminuée
  • Sol si : tierce majeure
  • Si do : seconde diminuée
  • Di ré : seconde majeure

 

Mon harmonie est statistique :j’ai deux secondes mineures, une seconde majeure, une tierce mineure, une tierce majeure, zéro quarte et zéro quinte juste, deux quintes diminuées, une sixte mineure et une sixte majeure, une septième mineure et deux septièmes majeures. Ces dénominations ne préjugent en rien des fonctions effectives de ces intervalles. Ce tableau peut d’ailleurs être simplifié du fait de la réversibilité des intervalles :

 

  • 1/2 ton : quatre intervalles
  • 1 ton : deux intervalles
  • 1 ton 1/2 : deux intervalles
  • 2 tons : deux intervalles
  • 3 tons : deux intervalles

 

On pourrait encore générer, à partir de la même série, un corpus d’accords de trois ou quatre notes. On aurait quelque chose (pour un accord de trois sons) comme :

 

  • Ré sib lab
  • Sib lab la
  • Lab la mib
  • La mib fa#
  • Mib fa# fa
  • Fa# fa mi
  • Fa mi do#
  • Mi do# sol
  • Do# sol si
  • Sol si do
  • Si do ré
  • Do ré sib

 

Et pour quatre notes :

 

  • Ré sib lab la
  • Sib lab la mib
  • Lab la mib fa#
  • La mib fa# fa
  • Mib fa# fa mi
  • Fa# fa mi do#
  • Fa mi do# sol
  • Mi do# sol si
  • Do# sol si do
  • Sol si do ré
  • Si do ré sib
  • Do ré sib lab

 

Soit ce qu’on appelle un stock. Un stock de formes, plus ou moins réalisables. On peut les multiplier par toutes les transpositions, inversions et renversement mais il y a déjà là un matériau compliqué et inouï. Ces accords accidentels contribuent en tout cas à la dislocation de la série. Car il faut bien se débrouiller avec, à moins de les laisser de côté. Dès lors que je les prendrai pour eux-mêmes, leur subordination à la série sera contrefaite. Les agrégats, en l’état, sont dénués de fonction. Ils ne s’organisent ni entre eux ni en eux-mêmes. L’ordre de succession n’a plus cours puisque les sons doivent être simultanément. Le pseudo-accord ré sib lab se résoudra concrètement par un saut d’intervalle qui redistribuera, ne serait-ce que pour adapter la combinaison à l’instrument, l’ordre dans la verticalité, par exemple : sib ré lab. L’allure mélodique de la pièce s’en voit profondément bouleversée, bien sûr. C’était le sens, la motivation principale, de l’unique pièce pour guitare basse seule que j’avais établie aux environs de 1999. Dans cet ordre où la série se contracte verticalement, le phrasé s’organise de lui-même, avec ses pics et ses chutes, sa constante suspension que tout évènement peut nier et abrèger. Le dessin mélodique retrouve sa liberté si l’on veut mais cette liberté n’est aucunement celle de l’auteur.

 

Pour retrouver un peu du sentiment - grisant, il faut en convenir - de la liberté, il faut abandonner toute velléité de maîtrise de la mélodie (et de l’harmonie plus encore). Ce qu’on fait, c’est qu’on donne du temps à la série. On l’inscrit dans le temps et c’est cette inscription qui détermine la mélodie et son harmonie induite. Je n’en étais pas là en 1999. Mais la suite de transposition obéissait effectivement à ce principe, même si le geste en était fruste, grossier, primaire. Il n’était pas moins sûr puisque la pièce en question est toujours là, sous une forme notée grâce à la tablature que j’avais alors rédigée et sous une forme enregistrée aussi qui remonte à l’automne 2001, quand je venais d’acquérir un fameux magnétophone de chez Tascam (le fameux Portastudio) et que j’essayais d’y poursuivre ma prospection dodécaphonique balbutiante. Je ne maîtrisais rien, j’étais en panique. Je parvenais à fixer une séquence dodécaphonique de Joe au soleil, je bredouillais un épisode instrumental, une séquence de Ramajoe, je laissais le tout en l’état.

 

J’essayais des transformations avec l’ordinateur, ce qui n’aurait pas été possible deux ans auparavant pour un type comme moi. Désormais on pouvait manipuler un enregistrement, enregistrer directement sur le disque dur de l’ordinateur, manipuler le son, l’extraire d’un disque compact ou l’y graver. Mon Pc avait une faiblesse sans doute liée au processeur : il s’interrompait brièvement mais sensiblement à l’enregistrement, ce qui provoquait des sauts assez pénibles. J’avais également des difficultés à récupérer les enregistrements du magnétophone quatre pistes en stéréo. L’essentiel des enregistrements effectués alors a été récupéré en mono. J’utilisais des logiciels libres ou de démonstration, qu’on ne trouve hélas plus aujourd’hui. On pouvait couper, coller, fusionner des pistes, accélérer ou ralentir les prises à l’extrême. Il y a eu Exp/Exp, qui est un réservoir de séquences non dodécaphoniques mais issues de sources diverses, transformées et stockées au gré des mutations du matériau originel puis transformé. L’ensemble compose une expérience, une épreuve auditive difficilement soutenable mais il est assez complet, à sa façon. C’est ainsi que les essais balbutiants d’enregistrement en dodécaphonie ont été embarqués dans la valse des transformations à leur tour.

 

 

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