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Mathias (incipit)
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Mathias n’avait rien demandé. Mathias n’avait aucun désir de résurrection. Mathias était un homme mort heureux de l’être. Cela se conçoit. Mathias avait été envoyé sur le front d’Heliatkal alors qu’il venait juste d’avoir dix-neuf ans. On ne lui avait rien dit d’Heliatkal. Qu’aurait-on pu lui dire, d’ailleurs ? La bataille d’Heliatkal n’a été, on le sait, qu’une monstrueuse aberration militaire, une boucherie. Les combats qui s’y sont déroulés ont été de la plus grande confusion. Personne ne savait contre qui on se battait. On tuait, c’est tout. La confusion était sans doute à l’origine même de La bataille. Les états-majors ont-ils jamais su pourquoi ils y envoyaient des troupes ? Les soldats, eux, n’en savaient rien. Ils perdaient vite toute notion de sens à Heliatkal. On tuait et l’on mourait en série, aveuglément. Mathias avait été jeté dans cette prétendue bataille sans préparation particulière et il avait vite compris qu’ici, on n’en a pas besoin. On se ruait en hurlant sur l’ennemi. Durant cinq ou dix heures ou plus, on n’était que ce cri et cette volonté de tuer comme pour survivre. Y avait-il un lien entre le fait de tuer et sa propre survie ? C’est difficile à dire. Mais pour ces soldats des temps nouveaux tuer était comme se fondre dans le paysage. Ils voient les autres vivre. Ce qu’ils portent en eux est indicible, intransmissible. Personne ne sacrifierait une minute pour les entendre. Très rapidement Mathias a perdu l’espoir de jamais revenir d’Heliatkal. Il ne se voyait pas survivre plus de quelques jours dans ce cloaque. En avait-il encore le désir, même ? Les épreuves cauchemardesques qu’il traversait, pourrait-il les oublier ou vivre avec ? C’était douteux. On sait que les vétérans de ces abominables guerres modernes ont le plus grand mal à retrouver le sens de leur vie après l’épreuve du sang. Ces hommes exposés à l’insensé d’une mort programmée en masse, statistique et sans logique apparente, sont perdus pour la vie. Mathias l’a très vite su. La question ne se posait pas puisqu’il n’imaginait qu’à grand peine revenir vivant d’Heliatkal. Chaque jour il jouait à un jeu de hasard. Mais ce jeu était ignoble. Un champ de bataille, des explosions, des tirs en tous sens, des cadavres, des débris humains et tuer, tuer... Ces questions, d’ailleurs, il ne se les poserait bientôt plus du tout. Le rythme des jours le voyait perdre tout sentiment d’humanité. Son désespoir même s’est tu. La mécanique des batailles le tirait à elle, soutenue par l’encadrement militaire. Il n’avait rien à penser. Sa mort aura donc été l’événement le plus heureux de ces dernières semaines d’existence. Une libération - et une mort immédiate, par balle. Le jeune homme venait d’échapper à une bombe tombée du ciel. Il s’était roulé au sol boueux (il pleuvait). Un cadavre lui a souri au passage Et, en se relevant, il a entrevu une silhouette qui lui faisait face. L’homme armait calmement son fusil. Mathias se sentait lourd et cotonneux. Mathias aurait-il pu esquiver le coup ? La volonté de vivre lui a-t-elle fait défaut ou est-ce une illusion due à la perception du temps ? Dans le chaos de l’événement, en effet, le temps prend des proportions bizarres. Une seule seconde recèle autant de choix qu’un jour complet Mais la balle a atteint sa cible en pleine tête et le jeune Mathias, féru de philologie et de botanique, n’a pas eu le temps de la remercier Trois mois plus tôt, il se serait révolté à cette idée. Il aurait pensé aux siens, à Esther à qui il n’avait avoué sa flamme qu’à demi-mots. Il aurait pensé à ses études de zerbotsgi ancien, son vieux professeur M. Sanok qui comptait tant sur lui, étudiant prometteur s’il en est. Il fallait défendre La théorie du radical mobile en proto-zerbotsgi ! Et qui d’autre que Mathias pouvait compléter les travaux de M. Sanok ? Le zerbotsgi ancien en sera pour ses frais. Le corps de Mathias est longtemps resté sur le champ de bataille. Il s’enfonçait dans La boue. Il aurait pensé à tout ce qu’il aimait et dont il était inhumain de le priver. Les fleurs, les herbes folles, les arbres, les oiseaux, l’art, La musique, les confessions érotiques de ses amis, le café frais de la marchande de café qui se disputait si souvent avec son mari... Et Esther, La rue où habitait Esther, le parfum d’Esther, les mots d’Esther, La silhouette gracieuse de La jeune fille qui l’intimidait tant... Il aurait imaginé toutes ces choses et aurait regardé La mort en face pour lui dire. « Tu m’as bien vu ? J’ai eu 19 ans il y a peu, vois-tu ? Mon père et ma mère ont pleuré en me voyant partir. Mes amis ont plaisanté mais ils étaient amers. Même Esther a soupiré à mon départ. Et la théorie du radical mobile, c’est toi qui vas t’en occuper, peut-être ? A-t-on jamais vu la mort s’occuper des affaires humaines ? » Mathias, furieux, n’aurait même pas négocié alors. Mais La mort nous prend à notre heure plus qu’à la sienne. Ce jour-La, Mathias était prêt Il n’y avait plus rien à négocier. Le radical ? Pourrait-il lui consacrer une seule seconde d’attention s’il revenait parmi les siens ? Il se rappelait l’introduction de son manuel : « Il n’est pas de question qui fasse l’objet de plus âpres disputes que celle du radical. » Esther ? Elle lui dirait. »Vous n’avez même pas posé un regard sur moi aujourd’hui !" Et lui : « Pardon, je revoyais la cervelle de Saul, mon camarade.. » Pas une heure, pas une nuit ne lui permettrait d’oublier un instant les horreurs enregistrées par son cerveau. Il en voudrait aux vivants. La nature ? Derrière les plus doux paysages il lirait les batailles du passé, les dévastations masquées par des tapis de fleurs et de mousse. Vivant il ne serait qu’un mort parmi les vivants. Encombrant, indésirable, cruel et portant en lui non sa seule rancœur mais celle de tous. Il serait l’ambassadeur sur La terre insouciante des vivants de tous les désespoir, toutes les souffrances du champ de bataille. La mort lui proposait une bonne affaire. « Tu n’as que 19 ans, combien d’années veux-tu passer à mourir ?" Et "tu me verras tous les jours ! » Il m’avait pas eu la force de se déporter d’un pas, ce qui l’aurait sauvé. Ou de se laisser retomber. Ou de héler le soldat non identifié. Ils auraient pu faire connaissance. Son meurtrier était peut-être son meilleur ami. Ils se seraient rencontres à l’université de Zerbotsgaya Ils auraient passé des nuit à fumer et à boire du café dans leurs petites loges d’étudiant d’où on réinvente le monde, le langage et l’amour Alors, il n’allait pas le contrarier ce matin-là. D’ailleurs, peut-être l’autre a-t-il agi par amitié, on ne peut pas savoir, en le tuant. Mathias est mort sur le champ de bataille comme beaucoup d’autres. Pas en héros, quoi qu’on en dise. La guerre totale n’a pas de héros. Sa mort a été le résultat d’une statistique et l’a réduit à cette statistique. Esther, les fleurs, le zerbotsgi se sont passés de lui. |
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