« Series » en latin
L’étymon latin « series » n'a pas de valeur mathématique particulière. Littré faisait remonter l'origine du mot au sanskrit darcit, sarit, « fil », mais il ne semble guère avoir été suivi sur cette voie. Au contraire, à notre époque, le Grand Robert historique considère-t-il très hypothétique tout rapprochement du mot latin avec d’autres langues indo-européennes. L’analogie phonico-sémantique est pourtant remarquable.
Serere, en latin, signifie « attacher en enfilade,
tresser, lier ensemble ». Series, le nom (dérivé
du verbe, alors qu’en français sérier le
verbe est dérivé du nom), signifie « file,
enchaînement, suite ininterrompue » ; pour le Gaffiot
« suite, rangée, enchaînement [d’objets
qui se tiennent] ». Le terme a encore la valeur d’«
entrelacs ». Il
désigne la lignée au sens généalogique.
Enfin, Cicéron semble l’avoir introduit dans le domaine
de la rhétorique pour désigner l’enchaînement
des idées.
Cette notion a sans doute infléchi
l’histoire de série en français. Pour
Diderot
en effet, « Le raisonnement se fait par des identités
successives : Discursus est series identificationum ».
Comme Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue française,
il donne dans sa présentation de l’Encylcopédie
ces vers d’Horace : « Tantum series juncturaque
pollet / Tantum de medio sumptis accedit honoris -- Plus
l’enchaînement et les liens sont puissants / Plus les
mots pris au registre moyen s’annoblissent ».
Si l’on considère que le latin, à l’époque classique, était (en ce qui concerne l’élite lettrée) d’un usage courant, on ne peut que supposer la coexistence de deux termes, lat. « series » et fr. « série », entre le XVIIIe et le XIXe siècle, dans la conscience linguistique des principaux auteurs de cette période. Le Dictionnaire universel français et latin de Julien-Michel Gandouin (1732) en offre un témoignage :
« Suite, nombre de choses disposées de suite: Series. Ce mot est fait du latin. Nos géomètres s'en servent, comme on peut le voir dans l'écrit de M. Varignon, intitulé Précautions à prendre dans l'usage des séries infinies résultantes tant de la division infinie des fractions, que du développement infini des puissances d'exposants négatifs entiers, & imprimé dans les Mémoires de l'Académie des Sciences 1715, p. 203 »
En 1750, l'abbé Prévost écrit encore que « série » est un « mot tiré du latin, qui signifie suite régulière, ou ordre régulier de choses qui se suivent. Il n'est guéres en usage que dans l'Arithmétique & l'Algèbre ». Jean D'Alembert, dans l'Encyclopédie, consacre un article à la notion de « série ».
Chez Diderot, nous trouverons le cas exact de cette conscience, fr. « série » voisinant chez lui lat. « series », l’acception mathématique du terme alternant avec une valeur rhétorique, que l’on peut rattacher à la notion empirique portée par l’étymon. En sorte que nous pouvons schématiser la situation du signifiant par le tableau suivant :
|
Avant 1715 |
1715 |
1767 |
---|---|---|---|
latin |
« series » [suite, succession] |
« series » [suite, succession] |
(« series ») |
français |
--- |
Série [spéc. mathématique] |
« série » [spéc.
Mathématique] |
Ce que nous interprétons ainsi : ambiguïté de fr. « série » n’est pas née avec la première apparition du mot (1715, Varignon) mais avec la première spécialisation mathématique de lat. « series », qu’il s’agirait alors de situer. La datation du premier emploi mathématique en latin (qui doit se situer entre le XVIIe et le XVIIIe siècle) permettrait de déterminer une période d’émergence de fr. « série », période durant laquelle fr. « série » peut ou peut ne pas avoir été réalisé. L’important est ici de considérer que le sémantisme ambigü s’est matérialisé dans le latin, et que c’est cette ambiguïté sémantique même qui, vraisemblablement, a permis ou contribué à établir fr. « série », en 1715 ou avant. |
Le Dictionnaire étymologique du français de Jacqueline Picoche
Si le terme series est un emprunt direct au latin, il n’est pas inintéressant de rapprocher les différents termes construits sur la même base du latin -ser- en français : sermon, assertion, dissertation, insérer, désert. Deux lignes se dégagent nettement : d’une part, la valeur d’enchaînement du terme latin domine, mais moins au sens de suite que d’implication réciproque, de « choses qui se tiennent » dans les termes du Gaffiot. C’est la valeur d’insérer, insertion, et négativement de désert. D’autre part, l’importance quantitative des valeurs discursives : assertion, dissertation, sermon (sans compter leurs dérivés), qui montre la motivation morphologique qui fait du latin series un terme métalinguistique. Ce qui explique qu’au début du XXe siècle encore, on parlait fréquemment (Cournot, Mazaleyrat) de la série de la syntaxe. Le terme « série » ici doit être pris dans sa valeur d’enchaînement et d’articulation. Et dans ce sens, en effet, quelle « série » paraît plus idéale que la syntaxe ?