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vendredi 29 mars 2024

Revue d'art et de littérature, musique
Directeur: Patrick CINTAS
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ÉDITO

Daniela HUREZANU

Derrida made in America
La mort de Jacques Derrida a été ressentie aux Etats-Unis, le pays où il a joui d’une célébrité encore plus grande qu’en France, d’une façon qui n’a fait que mettre en scène, encore une fois, le conflit situé au cœur même de sa réception dans ce pays. Le premier article sur sa mort date du 10 Octobre 2004, et est écrit par un journaliste du New York{} Times qui semble avoir pris tous ses renseignements sur Derrida via une rapide recherche « Google. » « Abstruse philosopher » (« philosophe obscur »), « slippery philosophy » (« philosophie qui se dérobe »)-, l’article est une énumération de clichés qui disent plus sur celui qui l’a écrit que sur Derrida. (Y a-t-il un philosophe qui ne soit pas « obscur », du moins selon les normes journalistiques de la clarté ?)

Comme on pouvait s’y attendre dans le pays où Derrida a été pour certains un monstre sacré, cet article a provoqué une réponse signée par plus de trois cents universitaires américains qui protestaient contre son caractère malveillant, réponse qui était elle-même symptomatique de la manière dont Derrida est lu aux Etats-Unis, et témoignait du conflit idéologique qui agite les universités américaines depuis une vingtaine d’années. Selon l’auteur de l’article du 10 Octobre, la déconstruction a été perçue par certains Américains comme une philosophie qui « minait une bonne partie de standards de l’éducation classique » (ma traduction ; toutes les citations sont ma traduction). Les trois cents signataires répondent : « En fait, Derrida a re-interrogé [le mot anglais est ‘wrestled’ qui veut dire littéralement ‘être aux prises avec’, mais qui est employé ici au sens figuré] des œuvres majeures de la tradition Occidentale, y compris Platon, Shakespeare et la Déclaration de l’Indépendance, sans prendre à la légère aucun de ces textes. »

Le 11 Octobre, le New York Times a publié, sous la signature de Jonathan Kandell, un autre article qui, bien que plus développé que le précédent, avait essentiellement le même ton et la même approche. A tel point que certains paragraphes semblaient se répéter : « Les promoteurs du féminisme, des droits des homosexuels et des causes du tiers monde ont adopté la méthode [c’est-à-dire la déconstruction] en tant qu’instrument qui était censé dévoiler les préjugés et les contradictions de Platon, Aristote, Shakespeare, Freud et d’autres idoles de la culture Occidentale des ‘hommes blancs du passé’ [‘dead white male’ icons] »-je souligne.

Les trois cents universitaires américains-dont la lettre a été publiée dans le numéro du 11 Octobre-ne seraient sans doute pas d’accord avec cette vue caricaturale de la déconstruction, mais il reste que pour des milliers d’universitaires et étudiants américains qui pourraient être rangés dans l’une des catégories mentionnées ci-dessus par Kandell, la déconstruction a été exactement cela : une « méthode », un « instrument » qu’ils employaient pour dévoiler les « préjugés » du passé. C’est-à-dire justement ce que la déconstruction n’a jamais été pour Derrida. Ainsi, pendant des années, d’autres milliers d’universitaires américains ont lutté corps et âme contre cette « méthode » qu’ils attribuaient à Derrida, mais dont celui-ci ne se reconnaissait pas le père. Entendons-nous : le titre de fondateur de la déconstruction, il l’a toujours accepté, mais non celui de ce que lui-même a appelé son « américanisation. »

Pour ceux qui ont lu Derrida dans deux systèmes universitaires différents, tels que le système français et le système américain, les deux Derrida ont peu à voir l’un avec l’autre. Pour les étudiants américains il est tout naturel de parler de « French theory », « post-structuralisme » ou « post-modernisme », et même de « déconstructionistes », comme si ces termes véhiculaient une pensée française, alors que ces concepts ne représentent que l’appropriation de cette pensée par une pensée américaine ; d’ailleurs, les termes n’existent en français que dans la mesure où ils ont été importés des Etats-Unis. La pensée de la méthode appliquée connue aux Etats-Unis sous le nom de déconstruction a donné naissance forcément à un nombre impressionnant de « déconstructionistes. » Déconstructioniste=quelqu’un qui applique une méthode, un corps de règles pour critiquer les « préjugés » de la tradition Occidentale. Une « invention américaine », pour reprendre les mots de Derrida. [1]

On l’a déjà dit, et plus d’une fois : aux Etats-Unis, aussi bien que dans les autres pays anglophones, l’appropriation de la pensée de Derrida par ceux qui l’ont asservie aux différents programmes politiques de l’identité a eu pour conséquence la transformation de Derrida en une sorte d’agent d’assurance pour ces idéologies. Si les écrits de Derrida se prêtent à de telles lectures, n’est pas la (bonne) question. La question devrait plutôt être : est-ce qu’une pensée qui est mécaniquement asservie à tout autre but que son propre but désintéressé, reste la même pensée ? Cette question n’est pas relevante en France où il va de soi qu’on pense pour penser, et que cette entreprise est absolument digne d’être poursuivie. Pas aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, la pensée doit aboutir à quelque chose. Même si ce n’est que pour démontrer que rien n’a de valeur en soi, et que si nous pensons que Hamlet a plus de valeur que telle autre œuvre ce n’est que parce qu’on nous a inculqué cette idée (les clichés habituels qui ont valu à Derrida l’épithète de nihiliste, car c’est de Derrida, entre autres, que les promoteurs de la « démocratie » des valeurs se réclament). Grand paradoxe : ceux qui nient l’existence d’une valeur en soi n’acceptent qu’une pensée politisée, c’est-à-dire une pensée fondée sur certaines valeurs. En France, dire que tout autour de nous est un fait social (« a social construct ») est une banalité, et cela n’a conduit personne à nier la valeur d’un Montaigne ou d’un Descartes. Aux Etats-Unis, cette idée, venue par l’intermédiaire de la « French theory », a provoqué une crise idéologique dans tout le système universitaire, divisé dorénavant en deux camps irréconciliables.

Ce mariage saugrenu de pragmatisme, politique de l’identité et nihilisme est le fond idéologique sur lequel s’est développé la soi-disant « French theory », une autre « invention américaine » (Derrida). Ceci dit, cette invention s’est fait néanmoins à partir de Derrida, et un exemple pourrait nous aider à voir le parcours d’un concept entre la France et l’Amérique. Prenons l’un des termes favoris des déconstructionistes américains, « négocier », terme emprunté à Derrida, mais que celui-ci emploie, comme il l’a dit dans une interview, ironiquement, car c’est un mot laid (du monde des affaires). Et, ajoute-t-il, c’est pour cela qu’il aime s’en servir. Rien de cette ironie ne reste chez les derridiens anglophones qui prennent le terme at face value, sans se rendre même compte qu’ils sont en train de « déconstruire » les valeurs de la société en employant la logique des affaires : « négocier des relations », disent-ils très sérieusement, critiquant les relations « traditionnelles » entre les genres, pour leur substituer la logique du ... négoce. Au moment même où ils parlent du rapport à l’autre, en ramenant le couple moi/même-autre sur le terrain de l’échange, ces soi-disant derridiens montrent qu’ils n’ont rien compris au (concept de) don de Derrida, par le truchement duquel celui-ci essayait justement de soustraire ce rapport à tout horizon d’échange.

Cette incompréhension-qui est une incompréhension de fond, même s’il peut sembler qu’il ne s’agit que d’un détail-ne fait que compléter la distorsion du concept même de déconstruction. Si, par ses redéfinitions et reformulations, à chaque fois différentes, Derrida a toujours refusé de dire « clairement » ce qu’est la déconstruction, il a néanmoins dit ce qu’elle n’est pas. La déconstruction n’est pas une méthode, elle n’est pas une praxis, un bloc de règles qu’on emprunte au Maître pour les appliquer, avec la mécanique spécifique au pragmatisme du possible, au texte que nous sommes en train d’examiner. [2] Or, c’est exactement cette méthode, cette mécanique, que la déconstruction est devenue aux Etats-Unis. Dans tous les départements d’anglais ou de littérature comparée de cet immense pays-car ce n’est pas dans les départements de français ni dans ceux de philosophie qu’on lit Derrida—, bon nombre d’étudiants « emploient » Derrida pour résoudre l’énigme de la littérature. (Dialogue entre étudiants : « What are you using as theoretical frame ? », « I’m using Derrida. ») Usage qui ne peut être qu’un mésusage.

J’ai étudié Derrida aussi bien en France qu’aux Etats-Unis, et comme Derrida l’a si bien dit, le cadre du savoir définit en fin de compte notre savoir. Le cadre dans lequel on lit Derrida dans les deux pays est entièrement différent, non seulement à cause du fait qu’on le lit dans des départements différents, mais aussi à cause de deux visions différentes de l’éducation. Aux Etats-Unis, les étudiants doivent lire et discuter un livre au cours de deux ou trois séances, et les séminaires, beaucoup plus « démocratiques » qu’en France, bénéficient très peu de l’apport du professeur, qui intervient rarement. Les étudiants, qui sont généralement à leur première rencontre avec l’écrivain qu’ils viennent de lire, donnent leurs opinions sur le livre, en l’encadrant, du coup, non dans la tradition d’où il vient-méconnue le plus souvent—, mais dans leur propre univers d’attente. Et lorsqu’il s’agit de Derrida, la discussion finit presque toujours loin du texte proprement dit, pour embrasser l’inévitable question de la légitimité du canon littéraire. En France, je me rappelle avoir lu de petits textes de Derrida dans des séminaires sous la direction de Daniel Payot-auquel je voudrais rendre hommage dans ces lignes-à l’Université (aujourd’hui March Bloch) de Strasbourg. La question si Derrida allait saper ou non la « grande tradition française » ne se posait même pas. Nous ne faisions que lire, lire avec une attention infinie chaque mot qui était devant nos yeux, et peser son sens par rapport aux autres mots qui l’entouraient. Une page dans deux heures.

L’affirmation de Derrida que la déconstruction est « impossible » a été prise par ses détracteurs comme un signe qu’il était « incapable » de la définir, comme si, en donnant une définition à une chose, on enlevait tout d’un coup le voile de son visage caché. (Ainsi, tous les cours que j’ai eus sur Sartre commençaient par « L’existentialisme est... », et ce n’est qu’après que le professeur nous croyait capables de comprendre La nausée, précédemment « expliquée » par la définition de l’existentialisme.) En fait, quand Derrida dit que la déconstruction est impossible, il la définit en quelque sorte. Impossible, comme la pensée même qui n’est rien de plus-ni de moins-que la rigueur de son propre exercice. Or, lorsque la pensée est asservie à un but politique (ou pratique), si de « gauche » fût-il (tous les déconstructionistes se disent de « gauche »), la pensée cesse d’être pensée, c’est-à-dire impossible, pour devenir le possible de la platitude des clichés.

Grande ironie finale : le philosophe qui s’est efforcé à dévoiler les traces du religieux qui sont à l’œuvre dans l’image publique de l’intellectuel, a été transformé en prêtre d’un dogme qui n’était pas le sien. Victime de sa propre (trop grande) popularité, dans chaque intervention publique où on lui redemandait pour la n-ième fois de définir la déconstruction et où il en donnait une nouvelle définition-et je suppose qu’il se plaisait à brouiller les pistes par histrionisme et malicieux esprit ludique-il se voyait contraint (certains diraient que ce n’était pas seulement une contrainte, mais une complaisance) de dire ce que la déconstruction est ou n’est pas, et de répondre à ses détracteurs qui se réjouissaient trop tôt que la mode de la « French theory » est morte. Autrement dit, il a fini par être enfermé dans le cercle de « l’institution Derrida », et je suppose que les formulations cryptiques qu’il proférait de temps en temps étaient des tentatives de rompre ce cercle qui ne pouvait qu’étouffer toute vraie pensée. Car, comme tout grand penseur, Derrida était en guerre contre lui-même, comme il l’a déclaré dans l’interview accordée au quotidien Le Monde peu avant sa mort.

Le temps seul lui assignera la place dans l’histoire de la pensée. On peut imaginer quelqu’un qui le lira dans cinquante ans et qui essaiera de le « déconstruire », souriant avec indulgence à nos « préjugés. » Et peut-être, en le dé-construisant, comprendra-t-il que ce n’est pas le passé qu’il faut libérer de préjugés, car le passé est de toute façon déjà mort, et à chaque pas, nous marchons sur ses ruines. Voir les préjugés du passé-quoi de plus facile ? Mais sortir du présent dont nous sommes les enfants aveugles, cela est une autre histoire.




[1"Deconstructions : The Impossible." Conférence prononcée en 1997 au Colloque French Theory in America, organisé par New York University, et publié dans French Theory in America, Routledge, New York, 2001.

[2Je résume ici plusieurs pages du texte cité ci-dessus.

 
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